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Notes de lecture

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La gauche contre les Lumières ? de Stéphanie Roza

décembre 2020

Stéphanie Roza publie une critique virulente des discours qui s’attaquent à l’héritage révolutionnaire de la gauche française, depuis des positions qui se réclament pourtant elles-mêmes de la gauche.

Alors que l’on parle cancel culture et « nouveaux féminismes », la philosophe Stéphanie Roza publie une critique virulente des discours qui s’attaquent à l’héritage révolutionnaire de la gauche française, depuis des positions qui se réclament pourtant elles-mêmes de la gauche. Les Lumières, avec leur foi rationaliste, progressiste et universaliste, sont accusées de s’être compromises avec un libéralisme bourgeois colonisateur, blanc et mâle, mais aussi scientiste et productiviste. Ou d’avoir opprimé la société derrière le modèle de l’individu rationnel, soit la reprise d’un conservatisme contre-révolutionnaire à l’époque du rappel à l’ordre généralisé, par exemple au profit d’une nostalgie pastorale vaguement inspirée du Moyen Âge que l’auteure attribue à certains zadistes et décroissants.

La charge vise notamment l’héritage de Michel Foucault, qu’elle fait descendre de son piédestal gauchiste pour le ramener à ses positions sceptiques, volontiers nietzschéennes, rejetant toute raison, tout universel, tout projet normatif au nom d’une critique historiciste des dominations, jusqu’à s’opposer à tout projet social véritablement émancipateur. La stratégie critique foucaldienne ramènerait ainsi à un assujettissement qu’elle est pourtant censée briser1. Effectivement, selon l’auteure, « toute stratégie globale se heurte à l’interdit de la normativité. In fine, seules demeurent donc pleinement légitimes les stratégies individuelles de subversion des normes ».

À l’inverse de cet écueil ultra-individualiste, les Lumières et leur héritage au sein de la gauche républicaine, avec leur idéal de la science et du progrès, sont parfois ramenés à un productivisme industriel autant colonisateur que destructeur de la planète, et à un dévoiement des valeurs traditionnelles de la nation. Là encore, à refuser « d’espérer un progrès quelconque, fût-il politique ou social », cette critique des Lumières rejoint un conservatisme ancien, que l’auteure trouve notamment chez Jean-Claude Michéa, pour qui « l’idéologie progressiste » (et l’universalisme des droits de l’homme) ne mène qu’au capitalisme globalisé et à la destruction sociale. Au prix d’une dissociation entre, d’une part, des luttes dites sociales d’une « bonne tradition socialiste, enracinée dans les traditions populaires » et, d’autre part, des luttes dites sociétales (antiracistes, féministes), ramenées au seul libéralisme – lecture que fait pourtant mentir l’histoire de la gauche républicaine, à la fois sociale et universaliste, selon Stéphanie Roza.

Enfin, l’auteure s’attaque à une tout autre critique de l’héritage des Lumières, celle de certains discours antiracistes, décoloniaux et intersectionnels qui rejettent l’universalisme « blanc » et néocolonial des luttes traditionnelles par méconnaissance de celles-ci, et ouvrent à des positions conservatrices comme celles du Parti des indigènes ou des Subaltern Studies islamiques. Ce serait là rejeter une cause émancipatrice commune, celle pourtant embrassée par les premières féministes socialistes et communistes ou par des Hô Chi Minh et des Nerhu, puisque « la réalité du capitalisme mondial impose à tous les peuples des contraintes objectives ». Là encore, l’auteure souligne « les ravages causés par le relativisme postmoderne ». C’est sans doute ici que le raisonnement de Stéphanie Roza est le plus contestable, ou mérite du moins d’être nuancé, lorsqu’elle reprend par exemple la notion controversée de « politique identitaire ».

Autrement dit, une gauche qui n’est pas conservatrice ou communautariste n’est pas nécessairement acquise au libéralisme bourgeois (quand bien même la troisième voie a suivi ce chemin) ou à un projet colonial (quand bien même l’idéal abstrait des droits de l’homme a pu s’en accommoder dans une certaine mesure). D’où cette question : que reste-t-il de gauche (d’émancipateur) dans des discours qui rejettent tout progrès, tout horizon un tant soit peu universel, dicté par une raison commune ? Bien peu de choses, car « aucun réel espoir d’amélioration de la condition humaine en général, et de la condition des dominés en particulier ». Bien sûr, il est à douter qu’un projet collectif qui viserait à « renouer avec l’héritage jaurésien » puisse exister avec une telle évidence, et c’est sans doute précisément parce qu’un tel projet fait défaut que la gauche traditionnelle est parfois rejetée. De même, les discours attaqués ici ne doivent pas être pris pour plus qu’ils ne sont parfois : des discours minoritaires, parfois extrêmes, ce que l’auteure ne dément pas. Néanmoins, l’analyse est stimulante et appelle à ne pas être dupe de certaines propositions faciles, qui peuvent parfois ramener plus sûrement aux maux qu’elles veulent fuir.

  • 1.Mitchell Dean et Daniel Zamora présentent, dans Le Dernier Homme et la fin de la Révolution. Foucault après Mai 68 (Montréal, Lux, 2019) le rapport ambigu, à la fois critique et fasciné, qu’a entretenu le philosophe avec le néolibéralisme et sa vision d’un individu entrepreneur de lui-même, nourrissant le courant autogestionnaire et la « troisième voie ».
Fayard, 2020
208 p. 18 €

Matthieu Febvre-Issaly

Doctorant en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Matthieu Febvre-Issaly est spécialisé en droit constitutionnel comparé et en théorie du droit.

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