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Notes de lecture

Dans le même numéro

Histoire de la fatigue de Georges Vigarello

Du Moyen Âge à nos jours

novembre 2020

Après le surmenage et la neurasthénie, la pénibilité au travail, les fatigues nées de résistances intimes entrent dans le vocabulaire avec des mots qui traversent les corps et les esprits.

Toujours curieux de l’histoire du corps, Georges Vigarello a successivement étudié le maintien, la propreté, le sport, la santé, le gras, le maigre, la silhouette, la beauté. Ce nouveau livre outrepasse ces objectifs devenus classiques : il analyse l’expérience de la limite. L’épuisement porte la marque de la finitude. La fatigue, qui est « au cœur de l’humain », nous confronte à nos insuffisances. Une question clé traverse le livre : comment donner force et énergie au corps afin de faire reculer la fatigue ? Comment retarder ses manifestations et les troubles qu’elle occasionne ?

Non content de croiser les sources et de traverser les disciplines, Georges Vigarello explore des archives, des œuvres littéraires, des récits de voyages, des manuels de médecine, des traités militaires, des préceptes d’alimentation, des réglementations du travail, des dictionnaires et des lexiques. Le rapport à la fatigue est imprégné du désir sisyphéen de reporter plus loin les limites : c’est ce qu’illustre, parmi d’autres héros virils, Alekseï Stakhanov, ouvrier infatigable de l’ère soviétique, cet « homme nouveau » endurci par le travail. La nouveauté pourtant n’est pas que dans sa performance : très longtemps, la fatigue du laboureur, de l’artisan ou de l’ouvrier n’a pas retenu l’attention. Elle est restée ignorée et silencieuse. Il faut remonter au Moyen Âge pour constater que le combattant incarnait la valeur au sens propre du terme. À bout de force, le chevalier, tel Fierabras, qui laisse échapper son épée, illustre les limites du corps et du « cœur ». L’image est celle de la perte : « la fatigue vient de ce qui se perd ». Autre référence, celle de la foi : la fatigue que le pèlerin, qui chemine avec son bâton et sa besace, surmonte au cours de sa longue marche a une vertu rédemptrice et va nourrir toute une hagiographie. La fatigue sert alors de repère : elle souligne « qui » est important et « ce qui » est valorisé à une époque donnée. L’histoire de la valeur humaine, voilà l’une des perspectives de ce livre.

Historien des sensibilités, Georges Vigarello en approfondit ici la connaissance. Il fait jouer à la fatigue un rôle central dans la maîtrise et la conscience du corps. Cette histoire est aussi celle de la manière de ressentir son corps, dans un passage à la limite de soi qui est celui de l’impossible au-delà. Il va donc mettre face à face la mesure, l’objectif, et le vécu, le ressenti, la subjectivité. Pour montrer à son lecteur que la fatigue peut être subie (et susciter la compassion), combattue (et défiée), traitée (soignée), qu’elle peut devenir héroïque, exposée au défi ou associée au labeur, Georges Vigarello se livre à un travail d’écriture où s’entrelacent récits pointus et analyses fines, sans jamais se départir de l’exigence scientifique.

Cette histoire des sensibilités qui croise celle des savoirs, des modèles et des représentations obéit à une logique. Si le corps fatigué se dessèche, vidé de sa substance vitale, c’est que les liquides sont ses précieux principes : il faut l’abreuver, lui porter à boire. Mais s’il est plein de fibres ou devient un paquet de nerfs, comme on se le représente au xviiie siècle, il convient de le stimuler, de l’exciter par l’usage de toniques destinés à faire reculer les frontières de l’effort (importé dès 1669 par Soliman Aga, le café a très tôt été perçu comme « excitant »). Lorsqu’au xixe siècle, sous l’impulsion du développement de la société industrielle, le modèle de la machine l’emporte, la fatigue se comprend comme une perte d’énergie que viendra compenser la prise de calories. L’alimentation pointe dès lors au cœur du débat. Glucides, lipides ou régimes protéinés vont bientôt mobiliser l’attention. Vigarello rappelle l’apparition des amphétamines en 1938, qui va bouleverser profondément le monde du sport et doper spectaculairement les performances athlétiques.

Notre siècle est marqué par le souci de capter les messages internes de la fatigue : sentir, c’est savoir. D’où l’intérêt, dans l’ordre psychologique, que suscitent des fatigues telles que le burn-out. Elles enrichissent le vocabulaire, s’expriment par des mots ou des concepts nouveaux. Langueurs (dont se plaint Mme de Maintenon), courbatures (dont William Buchan donne une définition dans sa Médecine domestique parue en 1770) ou dépérissement deviennent des concepts franchement désuets. Après le surmenage et la neurasthénie, la pénibilité au travail, les fatigues nées de résistances intimes entrent dans le vocabulaire avec des mots qui traversent les corps et les esprits.

Philosophe de formation et historien de profession, Georges Vigarello n’a-t-il pas voulu promouvoir la réflexion sur le lien entre corps et âme ? Car l’Histoire de la fatigue interpelle aussi les philosophes. En historien, il la qualifie d’« histoire des situations paroxystiques ».

Seuil, 2020
480 p. 25 €

André Rauch

André Rauch, né le 13 mars 1942 dans le 4ᵉ arrondissement de Paris, est un historien français. Professeur émérite des universités, il a travaillé sur l'histoire du sport ainsi que sur celle de l'éducation et des loisirs aux XIXᵉ et XXᵉ siècles.

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