
Le rocher de Süsten. Mémoires II (1982-1991) de Jean-Noël Jeanneney
Le lecteur distinguera plusieurs étapes dans le minutieux récit que nous livre Jean-Noël Jeanneney de sa présidence de Radio France. Elles ponctuent son entrée dans l’action politique. Le temps de l’apprentissage du pouvoir, celui de son exercice ensuite, celui de son expérience enfin.
« Mais c’est un enfant, ce président-là ! » C’est sur cette exclamation de Juliette Gréco, invitée aux studios de Radio France en janvier 1985, que Jean-Noël Jeanneney a paradoxalement découvert que la période de son enfance s’était désormais refermée. Les Mémoires I du Rocher de Süsten, paru chez le même éditeur en 2020, relatait les souvenirs d’un jeune homme, encore observateur du monde et friand de la vie politique. Un livre d’initiation, un roman d’apprentissage (Bildungsroman), comme un cycle de formation, en quelque sorte. Mémoires II se veut un livre d’action, « le goût de l’action politique ».
Deux missions principales vont nourrir l’ouvrage, la présidence de Radio France puis l’organisation des célébrations du Bicentenaire de la Révolution. Le lecteur distinguera plusieurs étapes dans le minutieux récit que nous livre Jean-Noël Jeanneney de sa présidence de Radio France. Elles ponctuent son entrée dans l’action politique. Le temps de l’apprentissage du pouvoir, celui de son exercice ensuite, celui de son expérience enfin. Changement de registre pour la Mission du bicentenaire de la Révolution. Apparaît alors le concepteur talentueux d’une gigantesque mise en scène de l’avènement de la nation et de son rayonnement universel.
L’apprentissage à Radio France commence sur ses discussions avec les syndicats : CGT, CFDT, FO dont il décrit les caractéristiques, analyse les stratégies principales et présente les personnalités dominantes. Il ne résiste pas à mentionner aussi les incidents de parcours, parfois cocasses, tel celui survenu lors de l’émission Le Tribunal des flagrants délires. L’un des présentateurs n’avait-il pas cru bon de féliciter la reine Fabiola de n’avoir pas eu d’enfant, afin de ne pas donner naissance à un Belge ? Jean-Noël Jeanneney « assume », selon la formule. Autant dire qu’apprendre à discuter, à négocier, conduit à s’initier aux responsabilités à tous les niveaux. Présider et assumer constituent de réels enjeux, parfois difficilement compatibles.
Autrement complexes apparaîtront ensuite les rapports avec les pouvoirs politiques : la Haute Autorité, puis la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL). Et, au faîte de la pyramide, le président de la République, François Mitterrand. Dans le choix des collaborateurs, du style propre à chaque chaîne publique, les deux présidents, celui de la République et celui de Radio France, peuvent exercer leur influence, marquer leur « doctrine », montrer leur autorité. Enjeux, tactiques et dispositifs s’entrecroisent et se décantent. Les années de cette présidence restent marquées par l’ouverture des radios libres et le développement des antennes régionales : en un mot, la grande mémoire de ces années-là. Elles sont l’œuvre d’un président en étroite et confiante complicité avec ses collaborateurs. Dans la concurrence ouverte entre les stations, Jean-Noël Jeanneney s’amuse à rappeler malicieusement son slogan resté dans les mémoires : « France Inter, pour ceux qui ont quelque chose entre les oreilles », qui n’était pas une salacité, écrit-il, pour ceux qui l’auront mal compris.
Afin d’expliquer le grand art de la politique, Jean-Noël Jeanneney revient dans le détail des dispositifs sur les relations avec les personnages clés de cette période (Danièle Burguburu, Gaston Defferre, Pierre Mauroy, Michèle Cotta) ; les situations singulières, comme la rencontre au « village vacances familles » (VVF) de Vaison-la-Romaine autour des radios locales ou les relations complexes avec la Haute Autorité, autant d’événements qui ont illustré l’exercice de sa présidence. Les festivités qui marquent son départ, le soutien et l’enthousiasme de ses collaborateurs ce jour-là ont été le reflet emblématique de cette charge.
La Mission du bicentenaire n’est pas qu’un second épisode de ces Mémoires. Elle met en lumière un autre style des responsabilités politiques, ou plutôt une autre mission. D’abord, celle de concevoir ou de créer ex nihilo un événement politique, médiatique, civique, un exercice d’inventivité : on pense aussitôt au choix de Jean-Paul Goude pour le défilé monumental de ces festivités. Il fallait ensuite extraire l’événement d’une simple commémoration et le projeter dans l’avenir : soulever l’enthousiasme des pays d’Amérique latine ou d’Afrique, au même titre que celui des autres nations du monde. Pour tout cela, choisir la concertation, c’est-à-dire des partenaires, parmi lesquels on retiendra Monique Sauvage et Jean-Marie Borzeix. Penser autant la parade sur les Champs-Élysées que son retentissement national et international. Enfin, établir une évaluation.
On l’aura deviné, ces Mémoires, qui se lisent comme un roman, mais qui nourrissent surtout une précieuse archive pour les historiens actuels et futurs de la vie politique, associent heureusement le talent de l’écrivain au bonheur du lecteur ou de la lectrice.