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Notes de lecture

Dans le même numéro

Crise, violence, dé-civilisation de Hamit Bozarslan

juin 2019

Trois signaux de corne dans la brume. Le livre d’Hamit Bozarslan est nourri de toutes les qualités de finesse, de travail, d’honnêteté intellectuelle qu’on lui reconnaît depuis longtemps. Pour cette raison même, parce qu’il rend compte d’un nombre considérable de lectures, le concert de ces voix esseulées dans le crépuscule des sciences sociales donne un livre touffu, difficile, mais passionnant pour qui veut bien plonger dans ses eaux profondes. Presque tout ce qui se pense de neuf ou simplement de vivant parmi les historiens, les sociologues, les anthropologues, voire les psychanalystes d’aujourd’hui (et d’hier), s’y retrouve. Bien que ce ne soit probablement pas le but premier de ce volume, on ne saurait trop le conseiller à des étudiants avancés, qui y trouveront un panorama rare de ce qu’il leur faut savoir et, mieux, de ce qui fait question parmi leurs maîtres.

Trois termes et trois parties donc qui ne s’enchaînent pas nécessairement, mais qui se sont sans doute successivement imposés dans la pensée des cinquante dernières années : la crise d’abord, qui nous accompagne depuis le début des années 1970 au moins, la fin des Trente Glorieuses, mais aussi, et peut-être surtout pour le milieu intellectuel français, le début du déclin des idéologies révolutionnaires ; la violence, dont l’émergence dans la pensée sociale est probablement liée au thème précédent : c’est parce que les idéologies révolutionnaires en déclin ne lui prêtent plus leur sens que la violence devient incompréhensible, et donc centrale ; et enfin la dé-civilisation, terme neuf qui habite l’auteur depuis longtemps, mais plus encore depuis sa rencontre avec l’historien arabe Ibn Khaldûn. Il n’est pas étonnant qu’un spécialiste du Moyen-Orient, il est vrai infiniment curieux de tout comme Hamit Bozarslan, ait pris quelque avance sur ses collègues sociologues ou historiens du monde occidental dans l’identification et la conceptualisation de ces problèmes. Car c’est au Moyen-Orient qu’une droite radicalement réactionnaire, religieuse et guerrière, certaine de sa victoire prochaine tant l’ennemi démocratique expose de preuves de sa faiblesse, comme ont pu le croire fascisme ou communisme pendant quelques décennies du xxe siècle, a renversé la première, après 1979, le cours d’une histoire qu’on croyait acquise aux « forces du progrès ». On n’ose espérer, tant l’aveuglement et la suffisance de l’Occident sont profondes, que ce livre parvienne enfin à convaincre que l’Islam – parmi d’autres régions de l’ancien Tiers-Monde –, n’est plus « un problème » – comme le ramassage des ordures à Naples –, voire « une exception », mais un des centres de l’histoire mondiale en train de se faire. L’Occident n’a plus le monopole de la création, et il est à craindre qu’il ne garde pas longtemps celui de l’intelligence des choses.

Ce qui ne veut pas dire que la longue séquence que nous vivons n’ait pas pris naissance en Occident. Hamit Bozarslan revient longuement, à propos de la crise, sur ce qui la cicatrise dans nos disciplines, c’est-à-dire le temps long, la victoire supposée inéluctable des forces du bien malgré les « parenthèses » (nazisme et ­communisme), les « circonstances » (la Terreur) et les apparents retours en arrière (« Les islamistes, mais la place Tahrir triomphera »), à travers trois figures de l’optimisme historique, Renan, Elias et Fukuyama. Il insiste en particulier sur le plus émouvant peut-être, auquel il a été donné de vivre le plus grand des bouleversements : Elias et le nazisme bien sûr, mais plus encore la guerre de 1914, c’est-à-dire à la fois l’accomplissement de la démocratie et son aporie. Car la guerre, c’est le peuple en armes et son entrée dans l’histoire – dont la révolution russe est au total un appendice ; mais c’est aussi la crasse des tranchées, la vulgarité des pensées et des mots, choquante dans le monde intellectuel si raffiné de 1914. En France, en sort la littérature selon Céline et Barbusse ; en Allemagne, la terreur d’Elias devant la remontée animale de la masse et l’analyse si fine de ce qu’est la civilisation au quotidien. Au passage, le monde que nous vivons porte un coup fatal, sinon aux analyses, du moins à l’utopie de Pierre Clastres, comme le craignait déjà la lucidité de Claude Lévi-Strauss : nos sept milliards et demi de voisins et l’extension de la modernité ne nous permettent plus de « mettre à l’écart » l’État, ni même de nous mettre à l’écart de son emprise, comme tant d’autres, des Circoncellions aux Cosaques ou aux « nègres marrons », l’ont fait dans l’histoire.

La violence, souvent associée à la crise, est une vieille compagne de la réflexion d’Hamit Bozarslan. Il fait remarquer avec justesse que la violence, pourtant infiniment minoritaire, de la Fraction Armée Rouge ou d’Action directe, une fois réprimée, a contribué à ouvrir la voie à des mouvements non violents et légalistes, comme les partis éco­logistes ou les militants sociétaux ; de même, la violence des Black Panthers, exterminée dans les années 1970, mais dont le souvenir aujourd’hui exalté sert à « intégrer », avec un succès discutable, les Afro-Américains dans la société « diverse ». La violence de Frantz Fanon, célébrée par l’Algérie officielle et par le New York Times, est passée dans le camp des conservateurs de l’ordre établi. La violence maîtrisée et comprise reçoit droit de cité. Mais elle n’est comprise que si elle ne sort pas d’un champ de valeurs instituées par les deux siècles d’existence de notre modernité. Le nazisme, le djihadisme, qui sont pourtant nés parmi nous, sont intolérables. Il n’est pas certain que l’État islamique ait été plus violent que Saddam Hussein. Mais l’impitoyable dictature de Saddam fut acceptée parce qu’elle nous parlait de construction de l’État, de socialisme et de progrès, tout ce pourquoi la violence nous parut longtemps légère. Le djihadisme, au contraire, nous jette directement à la face que notre modernité est criminelle – et c’est plus que nous n’en pouvons supporter. Si nous condamnons Assad, c’est que le voile rassurant du « socialisme » et de l’arabisme s’est déchiré ; la guerre qu’il mène – et qu’il a le front de gagner pour l’heure – apparaît pour ce qu’elle est, un conflit ethnique, une boucherie tribale, au nom d’une minorité alaouite aux abois.

La dé-civilisation, c’est cette violence qui nous semble hors d’état de construire, et qui ne se donne même plus la peine de cacher qu’elle ne travaille pas pour tous, mais pour une minorité qui s’affirme insolemment pour telle. Dans un fulgurant éclair de lucidité, après le 11 septembre 2001, Jean Baudrillard avançait : « Qu’en est-il aujourd’hui? Nous les puissants, désormais à l’abri de la mort et surprotégés de toutes parts, occupons exactement la position de l’esclave [hégélien, qui fuit la mort], tandis que ceux qui disposent de leur mort et n’ont pas comme nous la survie comme enjeu exclusif […] occupent symboliquement la position du maître. » Symboliquement seulement ? Et si nous étions en train d’accepter la condition d’esclaves ?

Dans une longue conclusion, Hamit Bozarslan s’interroge, moins en maître des sciences sociales qu’en citoyen. Faut-il renoncer à certains de nos instruments d’analyse, s’ils contribuent à entretenir la blessure plus qu’à la cautériser ? À quoi sert l’histoire si elle doit nourrir la paranoïa historiciste d’un Erdoğan ? Toutes nos démocraties sont nées dans la violence et doivent repenser leurs origines « injustes ». Sinon qu’Ibn Khaldûn – et Freud – objecteraient qu’au terme de cet examen de conscience où elles déracineraient leur force vitale, et ce qui leur reste d’Éros, elles resteraient totalement désarmées face à ceux qui prendraient le risque et la chance des armes.

 

Cnrs, 2019
480 p. 25 €

Gabriel Martinez-Gros

Professeur agrégé d'histoire à l'Université Parix X, spécialiste de l'histoire politique et culturelle d'Al-Andalus.

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