
Soixante ans de journalisme littéraire. Les années « Lettres nouvelles » (1952-1965) de Maurice Nadeau
Préface de Tiphaine Samoyault
Après un premier volume reprenant l’ensemble des critiques parues entre 1945 et 1951, un deuxième réunit des notes de lecture et études plus tardives, donnant une idée du sacerdoce de Maurice Nadeau et permettant de flâner dans le xxe siècle historique et littéraire.
En 1948, assisté d’Armand Hogg, Nadeau anime un débat entre Claude Maurois et Georges Bataille au titre éloquent : « Où en est la critique ? » Tous notent le caractère protéiforme de la critique, un « foisonnement évident des talents critiques » (Julien Gracq), sans parvenir pour autant à s’entendre. Le malaise qui les tient annonce la crise de la critique, sous-jacente à celle de la littérature. « On ne sait s’il y a une crise de la littérature, mais il crève les yeux qu’il existe une crise du jugement littéraire », conclura Gracq en 1953 dans La Littérature à l’estomac. Quel regard poser sur l’œuvre ? Comment éviter de se noyer dans la pensée interne de l’œuvre ou de se perdre dans les considérations externes ? En 1961, Jean Starobinski proposera une voie intermédiaire en appelant « un regard qui sait exiger tour à tour le surplomb et l’intimité » (L’Œil vivant). Dans ce contexte, Nadeau parvient à tirer son épingle du jeu. « J’étais au bon endroit au bon moment », affirme-t-il en 2011. Bien que conscient du malaise de la fonction, qui transforme le geste critique en « activité parasitaire », Nadeau revient à une définition minimale, simple, de l’activité critique : « N’est critique que celui qui juge », lance-t-il à Georges Bataille en 1948.
Et comment juger si l’on n’est pas libre ? En 1953, il se lance à la conquête de cette liberté en proposant les Lettres nouvelles, que Nadeau fonde avec Maurice Saillet. Fort de cette idée que « c’est le journal qui fait le critique », il justifie le projet de la revue dans une série d’articles intitulé « Faire une revue » (1959). Pour contrer la transformation lente mais sûre de la littérature en « comédie littéraire », Nadeau s’oppose à la rigueur sèche des revues traditionnelles et « leur structure figée, la monotonie de leurs sommaires et l’austérité de leur présentation, le parfum d’ennui et de suffisance que souvent elles dégagent », ou encore les basses exigences d’une « culture de masse », « qui est le ravalement de la culture au niveau le plus bas, par définition l’anti-culture ». Avec son « œil vivant », Nadeau propose une critique libre, fraîche cueillette des opinions du moment, en gardant le souci du lecteur curieux. Comme le résume Tiphaine Samoyault : « C’est une responsabilité à laquelle ne peuvent se dérober ceux qui ont un “droit à la parole” et qui entendent faire de la parole un usage conforme à leur condition d’intellectuels, aux valeurs qu’ils défendent, aux principes sur lesquels ils ont fondé leur vie, au droit même de penser. » L’activité critique n’est jamais loin de se faire combat critique, acte d’insoumission, notamment contre les idéologies totalitaires.
Dans « Enquête sur ma méthode critique. À propos du dernier ouvrage d’Henri Guillemin », Nadeau prône un nécessaire détachement de l’œuvre et de son auteur, seule garantie d’une critique neutre : « La critique qui substitue à l’étude de cette œuvre la biographie de l’homme qui l’a écrite – et qui peut être souvent un assez pauvre homme – n’a d’utilité qu’autant qu’elle montre les rapports de l’un et de l’autre, qu’elle révèle les secrets de la création, qu’elle nous fait pénétrer dans le “laboratoire central”. Autrement, elle risque de tomber dans l’anecdote, ou le ragot. » Aucune véhémence ne fait quitter à Nadeau cette élégance et cette égalité de ton qui lui ont fait traverser plus d’un demi-siècle de littérature avec une force sereine. Avec une même impartialité, il considère le novice et le confirmé. Il juge Le Rivage des Syrtes ennuyeux ; Le Hussard sur le toit n’est, selon lui, qu’une pâle copie de Stendhal et pèche par « exotisme du passé ». En revanche, il trouve un potentiel à ceux que l’on réunit sous l’étiquette de Beat Generation.
« J’ai joué ma partie en découvrant des écrivains étrangers. » Et il en est surtout question dans ce second volume. Malcolm Lowry, Witold Gombrowicz, Jack Kerouac, Kateb Yacine…, la constellation littéraire ne cesse de s’agrandir grâce à Nadeau. Dans « Nouveaux talents » (1960), Nadeau s’insurge contre une doxa trop vite soucieuse de ramasser les jeunes plumes sous une étiquette lénifiante et insipide, sinon injuste, car « les tendances proches les unes des autres qu’affichent de jeunes romanciers ou poètes, les façons parfois voisines qu’ils ont de répondre aux sollicitations de leur époque ou au développement de l’art qu’ils exercent, voire les préoccupations liées à la génération dont ils font partie ne recouvrent jamais tout à fait la particularité des talents, la singularité des tempéraments qui, en définitive, font un romancier, un essayiste, un poète ».
Maupassant demeure un « romancier moderne », mais surtout un « grand artiste », car il « impose à l’humanité son illusion complète du vrai ». « Lisez Guy de Maupassant », s’écrie Nadeau, car c’est à l’homme que s’adresse l’auteur, à travers une œuvre « fondée sur une expérience vaste et profonde de la vie et des hommes ». C’est dans cette optique humaniste que le critique nous apprend à lire et nous invite à relire toute œuvre. Le volume se clôt sur l’année 1965 : la page des Lettres nouvelles se clôt ; l’aventure de La Quinzaine littéraire va bientôt s’écrire. Un troisième volume nous la contera.