
Retours d'histoire. L'Algérie après Bouteflika de Benjamin Stora
Aucun autre pays, excepté l’Allemagne, n’a peut-être autant d’importance pour la France que l’Algérie. Notre passé commun, recru d’épreuves, ne passe toujours pas. D’où le fait que, depuis le déclenchement, le 22 février 2019, du Hirak, cette « mise en mouvement », la France soit restée silencieuse, voire très prudente, entre non-ingérence et non-indifférence. Elle doit, selon Benjamin Stora, grand spécialiste de l’Algérie, assumer une histoire commune, celle de son passé colonial, sans rester prisonnière du passé.
Huit ans après les « printemps arabes » qui ne l’avaient qu’effleurée – et vingt ans après les 100 000 victimes des années 1990 –, voilà que l’Algérie connaît à son tour une vague révolutionnaire qui, en quelques semaines, a emporté un président, symbole de tout un système, cramponné au pouvoir depuis vingt ans. Ce mouvement massif, pour le moment durable, est populaire, spontané, positif et a su éviter tous les pièges de la violence. De son côté, l’armée ou la police n’ont pas tiré comme au Chili, en Irak, au Liban. Le Hirak est l’expression d’une profonde volonté de liberté et d’égalité, d’un désir de voir changer les règles du jeu politique, où tout se jouait derrière le rideau, et de voir la vie économique plus égalitaire, débarrassée des clientélismes et de la corruption. En un sens, l’Algérie est entrée dans sa phase de transition post-indépendance, celle de l’émergence d’un individu plus libre et autonome, sorti des carcans de la famille, de la province, pris aux rets d’une bureaucratie omniprésente et d’un appareil militaire, État dans l’État. Le Hirak exprime aussi la fin des théories unificatrices, celles du nationalisme arabe ou peut-être, à voir, de l’islam politique, car il accorde une large place aux femmes.
Mais, dépourvu de leaders, d’objectifs clairement débattus et définis, pourra-t-il perdurer et procéder à une refonte de l’État, avec un changement de Constitution, de République, modifier les règles économiques pour rendre le pays plus compétitif sur le marché international et se forger une autonomie par rapport à l’institution militaire, gardienne du temple, de l’ordre, des frontières et de la cohésion nationale ? En effet, il convient de prendre en compte le rôle géopolitique spécifique de l’Algérie dans la conjoncture actuelle, comme l’ont illustré les frémissements à la frontière algéro-libyenne. Avec la Méditerranée d’un côté et le Sahara de l’autre, l’Algérie en compte des voisins, où le calme ou avec qui l’entente ne règnent point. La question du Sahara occidental, non résolue depuis 1975 pour Alger, l’oppose au Maroc, d’où la fermeture des frontières entre les deux pays. Avec la Mauritanie, le Mali et le Niger, elle est confrontée aux bandes irrédentistes, aux djihadistes, actifs et mobiles dans la bande sahélo-saharienne.
La permanence des grands défis mondiaux (terrorisme, migrations, changement climatique) ne lui laissent aucun répit. D’où la question centrale, pour Benjamin Stora, de savoir quand pourra s’opérer une jonction entre la poursuite du processus de démocratisation que la rue réclame et la volonté de préserver l’unité nationale, de « faire nation ». Le risque de fracture avec la Kabylie, par exemple, a toujours été présent depuis les origines du nationalisme algérien : le « printemps berbère » de 1980 fut le premier mouvement de protestation de masse de la période d’indépendance, avant le soulèvement d’octobre 1988. Un seuil a été franchi, mais la période actuelle, après l’élection du président Abdelmadjid Tebboune, le 12 décembre, avec une abstention record de 60 %, reste ouverte et pleine d’incertitudes. Ce n’est plus l’État, omniprésent, centralisateur et jacobin, qui apparaît comme le protecteur de la nation, celle-ci est consolidée par l’émergence d’une société civile. Mais la bataille ne fait que commencer, sur des sujets mis de côté dans le monde arabe, comme le statut des femmes, celui des minorités non musulmanes, le passage à la sécularisation, la centralité et la pluralité de la nation, ou le rapport nouveau avec l’Occident, l’Europe et la France.
Les bouleversements qui viennent d’Algérie, et du monde arabe, nous conduisent à réfléchir sur la coexistence égalitaire entre différentes histoires, à reconnaître des appartenances culturelles diverses, dans le cadre d’une politique universelle, partagée. Et donc à reprendre espoir pour l’avenir. Après avoir été la Mecque des mouvements révolutionnaires du tiers-monde, en 1965, leader des non-alignés, actif porte-parole du nouvel ordre mondial de 1973 à 1980, l’Algérie aura-t-elle assez de force, d’imagination, de volonté partagée pour écrire une nouvelle et belle page de son histoire, qui devrait être aussi un peu la nôtre ?