
Omissions d'Emiliano Monge
Trad. par Juliette Barbara
Les livres d’Emiliano Monge ont marqué l’actualité littéraire au Mexique durant ces dernières années, et sa présence y brille d’un éclat singulier : grâce à un travail original, centré sur un usage particulier de la langue, il a observé les phénomènes de violence en tous genres avec pertinence.
Avec Les Terres dévastées (Philippe Rey, 2017) il avait mis en avant cette banalisation du mal au sein des trafics de migrants au Mexique. Il en ressortait une terrible sensation d’accablement face à l’immense solitude des personnages, l’absence d’un échange réel et l’impossibilité d’échapper à cette horreur. Avec son dernier roman, Omissions, il utilise l’univers autobiographique pour saisir avec une acuité encore plus grande les raisons profondes de comportements néfastes. Il cherche à saisir les raisons de la persistance de la brutalité dans les échanges, de la résignation face à cette imposition et surtout de la transmission d’une façon d’être à travers les différentes générations.
Monge bâtit son récit à partir du passé familial : il raconte les fuites de son grand-père et de son père, et la tentation qu’il a eue de les imiter. Le grand-père a simulé sa propre disparition dans un faux accident automobile. Le père a choisi de partir pour s’unir à un mouvement de lutte armée. Les deux ont fini par revenir, mais ils ont aussi provoqué l’envie de départ qui habite le narrateur, poussé par le désir d’échapper à son environnement immédiat. L’auteur domine sa technique avec aisance mais sans gratuité : il utilise un système d’écriture polyphonique pour mieux souligner la perspective la plus pertinente pour chaque récit. Les tons ainsi exploités laissent poindre l’étonnement ou le mystère, la solitude ou la cruauté comme impressions prégnantes.
Le livre commence ainsi à la première personne, à un moment où le jeune Monge évolue dans sa famille et découvre un grand-père qu’il croyait disparu. Le ton intime permet de présenter les conditions du récit avec la perspective de celui qui est immergé dans l’histoire et qui a du mal à trouver un sens à son entourage. Plus tard, la même période est traitée à la troisième personne, avec un ton plus neutre, comme si le narrateur n’avait plus besoin de cette intimité pour dérouler la trame et qu’il cherchait un peu de recul pour mieux apprécier le réel. Le lecteur a saisi la dynamique de cette étrange famille et comprend ce que le jeune Monge traverse. Il connaît ses impressions et ses surprises. Il perçoit les troubles et les silences. Le grand-père a donc mis en scène sa propre disparition dans un accident de voiture qui simule sa mort. Nous sommes confrontés au fait brutal, puis à son retour, tout aussi soudain. L’avancée de ce personnage dans sa propre histoire, dans un passé aux multiples aspects, est donnée dans une langue appliquée et parfois désuète : le grand-père s’adresse au lecteur à travers un journal intime. On sent combien cet homme d’avant tente de s’expliquer à lui-même ses réactions les plus personnelles et souligne ses contradictions sans avoir recours à la confession ou à la recherche d’un quelconque pardon. Il dit les choses avec simplicité et sans fard. L’illégalité pénètre dans son existence avec douceur, par l’installation d’un système de narcotrafic encore très artisanal. Mais, déjà, la violence est là, sourde et pénétrante. Jamais elle n’éclate avec fureur ; elle s’impose avec un aspect insidieux qui la rend encore plus imposante.
Les chapitres consacrés au père ont un ton radicalement différent. Monge choisit un registre qu’il a utilisé dans d’autres romans : le faux monologue ou plutôt le dialogue tronqué. L’auteur interroge son père qui se plie aux règles de l’entretien, souvent de mauvaise grâce. Le lecteur n’a que les mots du père pour comprendre le fil de ces conversations, mais ils suffisent. D’un côté, ce procédé permet de conserver une unité esthétique, de garder le ton et le rythme d’une présence forte et marquante et, d’un autre côté, il place l’auteur en retrait, lui donne un rôle de simple miroir du père. Les moqueries du fils provoquent parfois la colère de son vis-à-vis ; souvent, la langue orale et rude de celui-ci impressionne par sa tension et sa vigueur. L’originalité de ces dialogues mutilés réside dans la puissance de ce flux verbal qui sonne si juste et sait dire les affrontements, les doutes et les sentiments les plus humains. Il n’y a pas de place pour la retenue et les mots frappent juste, comme les coups de poing d’un boxeur précis. Ce travail de contraste, le rythme verbal qu’il impose et le côté bourru du personnage du père pèsent sur le récit. Il sait dire mieux que les autres l’histoire de la famille et surtout combien la marque du mensonge accompagne le vide ou l’absence.
Omissions : le titre de la version française du livre a le mérite de souligner le rôle central que l’absence tient au cœur de ces histoires. Au-delà de la carence même, il y a aussi les trous dans les récits, des silences qui sont une autre façon de mentir. Le père le dit dans l’une des rencontres avec le narrateur : « Ce silence qui depuis lors se tient entre nous et n’a cessé de nous éloigner, de nous séparer jusqu’à faire de nous des étrangers. » La lucidité marque ses pensées et, malgré le ton colérique et la fureur de ses propos, il sait combien le fait de ne pas tout dire comporte son lot de mensonges. La violence prend sa source dans le mutisme et s’installe avec une familiarité surprenante. Il n’y a pas de communauté vraie, de famille unie, sans un ancrage dans la vérité.
L’obsession qui marque les protagonistes est le désir de disparaître, de devenir absent, de ne plus prendre la parole. Ils ont l’envie d’échapper à leur univers, de devenir autre. Les non-dits y deviennent les causes et les conséquences des protagonistes : leur existence est liée à la parole. L’absence de mots et de dialogues conduit les êtres qui en pâtissent à vivre marqués par la négation et les conduit à la violence. Le basculement d’une tension de faible intensité à un déchaînement marqué par la sauvagerie se fait naturellement : le silence est le cœur du mensonge et en rendre compte éclaire les causes de la détérioration d’une société qui en souffre. L’art de Monge est de savoir le mettre en lumière avec finesse et subtilité.