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Notes de lecture

Dans le même numéro

Dans les bagnes du tsar de H. Leivick

novembre 2019

Au crépuscule de sa vie, en 1958, le poète de langue yiddish, H. Leivick, entreprend l’écriture de ses souvenirs des six années qu’il a passées en prison puis en relégation en Sibérie. Dans les Bagnes du Tsar en est la récente traduction pour la première fois publiée en France.

Né en 1880 dans une famille nombreuse et pauvre de Biélorussie, Leivick Halpern entre à l’âge de dix ans à la yeshiva où il apprend l’hébreu, s’initie à la culture juive mais aussi à celle des Lumières et des livres grâce à l’un de ses professeurs, fervent défenseur de la Haskala[1]. Contrariant les desseins qu’avait formés son père, qui le destinait au rabbinat, Leivick rejoint en 1905 les rangs du Bund et délaisse l’hébreu pour le yiddish. Alors qu’il n’a que 19 ans, il est arrêté lors d’une manifestation. Revendiquant lors de son procès son appartenance et son soutien sans faille au mouvement révolutionnaire juif anti-tsariste, il est condamné à quatre ans de travaux forcés et à la relégation à vie en Sibérie. Il réussira à s’enfuir de Sibérie en 1913, avant de gagner l’Amérique, où il vivra et écrira des poèmes jusqu’à sa mort en 1962.

Comme en hommage à la maison des morts de Dostoïevski, c’est sur les ténèbres dans lesquelles il fut plongé, durant ses premiers mois de cachot dans la prison de Minsk, que s’ouvre le récit de Leivick. Celles où le temps s’efface – « qu’est ce que je peux faire du temps dans les ténèbres? », se demande l’auteur – au point de rendre fou. Celles où le corps-à-corps aveugle avec un vieil inconnu qui lui offre de se réchauffer contre lui effraie d’abord le jeune homme. « Couchés comme des jumeaux dans un ventre obscur », le vieil assassin chrétien et le jeune poète révolutionnaire juif entament une discussion houleuse, le premier fustigeant l’arrogance du second. Prisonniers de droit commun et politique, s’ils partagent la même cellule, n’ont pas les mêmes valeurs, rappelle d’emblée l’auteur. Celui-ci n’aura de cesse, au fil de son récit, d’illustrer cette intransigeance morale et politique qui le tenait, lui, le révolutionnaire juif, et le livrait à de continuelles luttes intérieures. « Le détenu politique ne se mêle pas des relations entre les droits communs. En échange, les criminels sont obligés, par le nombre important des politiques, par leur influence inévitable et leur conduite irréprochable, d’avoir un certain respect à leur égard. »

Des hommes mais aussi des femmes dont il a partagé la détention, Leivick dresse le portrait avec leurs forces et leurs faiblesses, mises à nu dans l’épreuve. « Chacun est absorbé par lui-même, par son corps et sa vie. On ne partage plus, ni l’argent, ni la nourriture », déplore-t-il, avouant sa honte de conserver, caché dans un morceau de sucre, un billet de dix roubles… La réclusion oblige chacun à sortir du silence : un dialogue se noue entre compagnons de cellule, parce que la langue, ce « plus haut degré de la liberté », reste « la seule arme contre le monde et l’ordre établi ».

À la prison de Butyrki, près de Moscou, Leivick croise le tolstoïen Roudin, qui garde précieusement une lettre reçue du grand écrivain russe qu’il idolâtre. Il en connaît chaque mot par cœur : « Je me sens petit face à vous, lui a écrit Tolstoï. Vous êtes condamné au bagne et moi je reste le seigneur et je vis dans une maison splendide. […] Vous, vous êtes enchaîné, les fers aux pieds. Je vous demande pardon de ne pas partager avec vous le châlit d’une prison. […] Je ne suis toujours pas arrivé à la vérité nue comme vous l’avez fait. » Le ton monte avec le droit commun Yednitzki, qui confie vouloir simuler la folie pour échapper aux fers. « Votre pensée est horrible, lui assène Leivick. Et pour un politique elle est honteuse, immorale. » Yednitzki lui rétorque qu’il n’a que « le courage du martyr qui souffre patiemment », mais pas celui « de saisir le destin par la gorge ». Le remords et la culpabilité hantent le politique Elik qui dirigeait une imprimerie clandestine jusqu’à ce qu’il soit contraint de tuer un homme. Quelles qu’en soient les raisons, observe Leivick, « c’est la même chute morale de prendre la vie d’autrui ». À l’hôpital de la prison où celui-ci séjourne quelque temps, il y a ce vieil homme qui attend paisiblement la mort. À l’auteur qui l’interroge sur son silence, il confie : « Je calcule l’avancée de Dieu en moi, heure par heure. Je compte combien de temps, combien d’heures il lui faudra pour arriver jusqu’à mon cœur. »

En 1912, Leivick prend la route pour la Sibérie. Quatre mois de marche jusqu’aux rives de la Lena, qu’il remonte ensuite à bord d’un bateau-prison jusqu’à atteindre, dans la région d’Irkoutsk, le village de Vitis où il sera assigné à résidence. Pour lui comme pour ses compagnons, cette marche à travers la steppe est la marche vers la liberté, au terme de laquelle « il restera en nous quelque chose de cette communauté déchirée ». À bord, un vieil homme juif se meurt. De lui, Leivick, qui le veille, tente une fois encore de savoir s’il est un politique ou un droit commun. Le vieillard lui répond que là n’est pas l’essentiel : « L’essentiel, c’est que l’homme qui passe par les épreuves est purifié. Même s’il a été un criminel, il cesse de l’être. Il est purifié. Il faut chercher la pureté dans l’homme. » Des liens d’amitié noués durant ces années de réclusion, l’auteur dit qu’ils furent plus profonds que ceux nés en liberté, mais qu’ils furent aussi « plus éphémères, plus oublieux et plus mystérieux ». Comme il en fut sans doute aussi des sentiments amoureux, aussi intenses furent-ils, que Leivick dit avoir nourris pour Raya, la révolutionnaire sans peur, puis pour Slava, malgré l’admiration qu’il avait pour ces deux femmes.

Lorsqu’il entame en 1958 l’écriture de ses souvenirs de prison, « pour jeter une lueur sur le destin et les épreuves devant lesquels se trouve l’homme aujourd’hui », Leivick découvre avec le monde la réalité des camps d’extermination nazis et du goulag stalinien. Le bagne de Leivick, plus proche de celui de Dostoïevski ou de celui de l’île de Sakhaline décrit par Tchékhov[2], n’a évidemment rien de commun avec les camps (Goulag) mis en place dès 1918 par les bolchéviques, qui connurent leur apogée sous Staline et dont la Kolyma reste l’exemple le plus effroyable. « Dans quelle langue m’adresser au lecteur?, s’interrogeait Varlam Chalamov. Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre indigente. […] L’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement de l’aspect factuel véridique du récit. » Aspect factuel auquel Chalamov (à l’instar de Primo Levi ou de Robert Antelme pour évoquer les camps d’extermination nazis) aura l’obsession de coller, pour traduire au plus près, de profundis, ce monde sans morale qu’était la Kolyma.

Pourtant il y a dans les Récits de la Kolyma[3] des moments de pure grâce, lorsque le poète Chalamov, au contact de la nature sibérienne, retrouve l’espérance et les mots pour la décrire. Comme cet « éclairage intérieur » que Leivick dit avoir voulu donner aux personnages de son récit et à leurs conversations.

[1] - La Haskala est un mouvement social et culturel, né dans les milieux juifs d’Europe centrale et orientale au xviiie siècle où il a prospéré pendant le xixe siècle. Inspirés par la philosophie des Lumières, ses partisans prônent une émancipation des juifs, une sortie du ghetto, la réforme de l’éducation juive et l’utilisation du yiddish au lieu de l’hébreu comme langue vernaculaire. Moïse Mendelssohn en est l’une des figures majeures.

[2] - Anton Tchékhov, L’Île de Sakhaline, trad. par Lily Denis, Paris, Gallimard, coll. «  Folio classique  », 2001.

[3] - Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, éd. de Luba Jurgenson, Lagrasse, Verdier, 2003.

L’Antilope, 2019
512 p. 23,50 €

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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