
La Blessure, de Jean-Baptiste Naudet
Jean-Baptiste Naudet, grand reporter au Nouvel Observateur après l’avoir été pendant plusieurs années pour le journal Le Monde, a couvert la plupart des conflits de ces vingt-cinq dernières années. La Blessure est le récit incandescent, sur fond de guerre, d’une tragédie familiale, d’un voyage de la nuit à la lumière.
Adolescent, Jean-Baptiste Naudet voit, désemparé, sa mère sombrer dans la dépression : confronté au mutisme de son père, qui assiste, en silence, au désastre, il tente en vain de comprendre ce qui peut en être la cause. Pour échapper à la folie du cercle familial, il se réfugie dans la lecture. Il lit beaucoup, surtout des livres de guerre, d’Homère à Michael Herr. Et pour fuir encore, l’été, avec son ami Fred, il prend la route, pour aller loin, toujours plus loin, à l’aventure…
Sa vocation est vite trouvée : n’en déplaise à sa mère, militante pacifiste de la première heure, il sera reporter de guerre. « Le stratège d’alcôve, le combattant en chambre, le reporter d’opérette allait vite déchanter. […] Je vais trouver le carnage moins séduisant. […] Je vais perdre mes rêves infantiles d’héroïsme facile, mes illusions romanesques. Trop tard. Je suis devenu un junkie accro à la plus forte des sensations : celle du jeu avec la mort. »
De retour en France, il « redescend », la vie lui paraît morne. Ce qui lui manque le plus, ce sont, comme à Mostar, ces instants d’une rare humanité qu’offre la guerre : « Il y a là des musulmans, des Serbes orthodoxes, et même des Croates catholiques. Tous partisans d’une Bosnie multiethnique, multiculturelle et européenne. […] On sait très bien pourquoi l’on meurt. Alors dans ce cauchemar, il règne une incroyable atmosphère de fraternité. Mostar, mon amour, j’ai aimé ta guerre, ton humanité face à la barbarie. Tu me manques, toi, mon enfer au goût de paradis perdu. »
De chaque conflit qu’il couvre, il revient avec une peur grandissante de mourir que l’alcool ne dissipe jamais et la culpabilité d’être toujours en vie, quand d’autres meurent à Sarajevo, Grozny, Goma ou Kaboul. Avec aussi ces souvenirs obsédants d’horreur et ces cauchemars sans fin et aussi ces hallucinations en plein Paris qu’il voit, comme Sarajevo, sous les obus, avec des façades d’immeubles criblées d’impacts de balles… Pourtant, à nouveau, il repart : « Je sais que je suis en train de sombrer dans la folie. Depuis près de quinze ans les guerres se succèdent et se ressemblent étrangement. […] Je continue de partir là-bas. Je ne peux pas m’empêcher d’y aller mais j’ai peur. Je n’en parle à personne. J’ai honte, je crois. »
Plusieurs années après le suicide de Fred, l’ami d’enfance, la disparition d’autres amis, journalistes comme lui, morts pour « avoir trop fouillé dans les entrailles de la terreur », sa mère meurt à son tour. Une nuit, une fois encore, un cauchemar le réveille dans lequel apparaît le fiancé de sa mère. Qui était cet homme dont l’ombre le hante depuis tant d’années, mort au combat dans le djebel algérien ? Et si sa douloureuse et maladive addiction pour la guerre trouvait sa source dans cette tragédie dont il ne sait rien d’autre que ce que lui en avait incidemment confié sa mère, avant de sombrer dans sa longue dépression ?
C’est dans une « enquête sur lui-même » que se plonge alors Jean-Baptiste Naudet, la plus difficile parce que la plus intime qu’il ait sans doute jamais menée. Pour conjurer ses délires, sa honte et les tourments de ses nuits et élucider enfin les origines subjectives du métier de reporter de guerre qu’il a choisi d’exercer. Cette enquête le conduira à la découverte de deux hommes d’exception, aussi vertueux qu’admirables. Deux amis, dont il dresse, avec une infinie tendresse, les magnifiques portraits, deux amis liés à jamais, par-delà la mort et l’amour qu’ils partageaient pour la même femme, Danielle, mère de l’auteur : Robert Sipière et le père de l’auteur, Gilles Naudet.
Le sergent Robert Sipière n’a que vingt ans quand il débarque à Alger en février 1960 avec ses hommes, des appelés comme lui. C’est un jeune homme épris d’idéal, qui lit Platon et récite des vers de Baudelaire et de Rimbaud. Il est amoureux de Danielle et cet amour le porte ; il lui écrit chaque jour ou presque. Si son « sourire et la pureté de son regard » lui manquent dans le chaos du Djurdjura, il lui dit sa joie de la lire, son impatience de la retrouver bientôt pour l’épouser et partager avec elle cette « belle vie qui nous attend ». Il lui confie ses doutes, puis son dégoût pour cette guerre : « Je ne sais pas ce qui mûrit (ou pourrit) en moi, peut-être le démon… Un réveil de conscience est encore un signe de jeunesse. Ne dis à personne que l’Algérie me travaille. » Quelques jours avant d’être tué, en juin 1960, il dit encore à Danielle sa foi en une vie meilleure et son tourment de voir, dans cette guerre « avilissante », « cette jeunesse mal grandie qui apprend si mal encore son métier d’homme, sa place d’homme. Fasse que grâce à toi je devienne digne ».
Gilles, inconsolé d’avoir perdu son ami, épousera Danielle : il l’aimait en secret et avait renoncé à elle lorsque Robert lui avait annoncé ses fiançailles. Grand chrétien et grand serviteur de l’État, avec un sens du devoir et du sacrifice chevillé au corps, il acceptera tout de Danielle, ses excès, ses cris, sa déchéance, sa maladie. En silence, par amour pour elle, par amour de ses enfants qu’il lui faut tenter de préserver, coûte que coûte, même s’ils ne comprennent pas toujours. La peur de perdre son fils, comme Robert, à la guerre, le taraude, même s’il n’en dit rien. Comme si ce long calvaire était le prix à payer pour avoir, lui, contrairement à Robert, survécu aux côtés de Danielle. Lorsque celle-ci meurt, Gilles retrouve la correspondance qu’elle avait échangée avec Robert en 1960. Tel un bénédictin, il lit et relit chacune de ces lettres, les classe, les replace dans leur ordre chronologique pour les remettre, comme un précieux talisman, à son fils Jean-Baptiste. Ces lettres remarquables par leur qualité littéraire et la noblesse des sentiments qui animent leurs auteurs, ponctuent, comme le chœur d’une tragédie grecque, le bouleversant récit de Jean-Baptiste Naudet, son « offrande » à sa mère, à son père, à Robert, à l’Algérie.
« Toute personne qui tombe a des ailes[1] », écrivait Ingeborg Bachmann, dans sa foi en la force de l’amour sur la mort et la nuit. La Blessure en est l’éblouissante démonstration.
[1] - Ingeborg Bachmann, « Le jeu est fini » dans Invocation de la Grande Ourse [1956], repris dans Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967, trad. par Françoise Rétif, Paris, Gallimard, 2015.