Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 Pierre Soulages en 2019 · Photo : NVP3D via Wikimédia
Pierre Soulages en 2019 · Photo : NVP3D via Wikimédia
Dans le même numéro

Soulages : l'autorité de la peinture

Pour Soulages, en tant que peintre, il n’y a rien à attendre, seulement à être là, sa voie semble celle d’un mysticisme dans l’immanence.

L’exposition récente à Beaubourg nous le rappelle, Pierre Soulages est dans l’histoire récente de la peinture un personnage exceptionnel. Passé 90 ans, il continue, plus que jamais sans doute, de fasciner, jouissant d’un succès qui depuis plus de soixante ans ne s’est jamais démenti. Cette capacité d’intéresser les amateurs ne tient pas à une créativité exubérante comme celle de Picasso, elle n’est pas due non plus, comme dans le cas de Matisse, à la capacité de se renouveler. Elle est celle d’une œuvre austère et peu diversifiée. Le registre étroit de Soulages n’a pas fait de lui une étoile filante comme beaucoup d’artistes modernes, qu’ils soient morts jeunes, ou que leur créativité se soit éteinte après une saison.

Retrouver le réel

Cette résistance à l’usure du temps et des modes, cette capacité continue de faire référence, tient à une continuité rigoureuse, au courage de s’en tenir à des choix radicaux que symbolise l’usage exclusif de la couleur noire. On peut approcher cette austérité obstinée en disant ce qu’elle refuse, de quoi elle s’est libérée. Non seulement de la figure, comme bien d’autres peintres d’après guerre, mais aussi de l’émotion sur quoi fait fond la peinture gestuelle. Permettre que l’on trouve dans un trait ou dans la touche les humeurs de l’artiste paraît à Soulages aussi futile que de se concentrer sur l’objet représenté. Dans les deux cas, le rapport à la réalité lui semble superficiel. Il peut même rapprocher l’expressionisme abstrait et la peinture figurative à propos du dernier Pollock faisant apparaître des figures dans ses drippings : sa technique même devait « appeler des apparitions, faire surgir des images fantasmatiques ». La réalité est pour Soulages la référence essentielle, mais il croit qu’on ne l’atteint ni à travers l’anecdote, ni à travers les sentiments ou les impressions, mais en recherchant « l’épreuve directe des choses ».

Pour cela, c’est de la domination du langage, de la séparation que celui-ci crée entre nous et les objets, qu’il faut que l’art se libère. Comme le dit un commentateur autorisé de cette œuvre :

En cessant de se soumettre à l’injonction référentielle, la peinture advient à elle-même et accède à sa véritable puissance1.

Que pour atteindre à cette sorte d’apophatisme pictural, il faille neutraliser le sens explicite, on en voit une confirmation dans la manière dont Soulages s’éloigne de l’histoire de l’art. « Je ne suis pas amateur d’art » dit-il à Pierre Schneider à l’entrée du Louvre et quand il s’intéresse au patrimoine, c’est, comme dans le cas de l’art pariétal, celui dont le sens primitif est inconnu, à moins, comme dans le cas de la Vierge de Cimabue ou l’abbatiale de Conques, qu’il ignore méthodiquement ce que ces œuvres ont signifié quand on les a bâties ou peintes. Au fond, c’est le paradoxe où Soulages s’est installé, l’œuvre d’art doit avoir une existence totalement autonome et énigmatique, être une chose parmi les choses et c’est cela qui la rendra proche des autres choses. Illustration de ce parti pris, les tableaux de Soulages n’ont ni cadres ni titres et il aime qu’on les suspende au milieu des salles, parmi le public au lieu de les accrocher aux murs.

Pourtant, les peintures ont parmi les objets cette particularité de n’être pas fabriquées à la demande. Pour décrire leur origine, on dit classiquement qu’elles sont la réaction plus ou moins transposée, à une émotion, due à une personne, à un événement, à un paysage… La réponse de Soulages est différente. Le tableau a rapport avec la réalité du monde, mais c’est un rapport global, qui ne passe pas par une émotion accidentelle, qui met en jeu « l’ensemble des rapports » de l’artiste avec le monde, ce qui dépasse de beaucoup le rapport visuel et reste largement inconscient. C’est pourquoi l’artiste ne veut pas qu’on dise qu’il a « un schéma préalable » à son travail. Le tableau se fait selon une logique tâtonnante. « Je pars d’une première touche », ce qui « provoque un dialogue et les choix successifs d’où naissent peu à peu la poésie et la signification du tableau ». Le peintre fait le tableau avec tout ce qu’il est, mais il le fait en fonction du tableau et de rien d’autre.

Le résultat est bien une création, mais aussi énigmatique qu’un objet naturel. Le peintre peut avoir le sentiment qu’il cherche « quelque chose », mais il ne peut en dire plus, surtout pas en montrer plus. La signification de l’œuvre est, plutôt que communiquée au regardeur, apportée par celui-ci quand sur la peinture « viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête ».

L’ombre et la lumière

La visite de l’exposition montre un parcours du peintre rectiligne, avec peu d’hésitations, des partis rapidement pris et longuement soutenus. Il montre aussi, malgré le choix du noir, que la création des œuvres avance en associant des principes opposés. Après une brève période « gestuelle », Soulages produit des sigles, des barres rassemblées qui peuvent évoquer arbres, bouquets ou chandeliers… Puis ces compositions en viennent à occuper toute la surface. Le lieu de l’interrogation n’est plus alors la forme produite mais la surface occupée où, bientôt, interviennent d’autres couleurs, surtout des bleus et des rouges intenses et sourds, souvent obtenus par grattage du noir posé sur les couches colorées d’en dessous. Certaines de ces toiles sont particulièrement séduisantes. On y voit des fenêtres d’un blanc éclatant trouant des accumulations sombres nuancées de bleu comme pour les faire éclater, donnant le sentiment d’une lutte cosmique. On peut regretter que Soulages n’ait pas continué dans cette voie polychrome, mais on voit bien la raison qu’il a eue de choisir à la fin des années 1960 l’austérité et, comme il le dit, « l’autorité » du noir. Cela apparaît devant certains tableaux des années 1950 où des jaunes, des bleus, des gris, des rouges composent de belles surfaces décoratives qui ressemblent à ce que produisaient alors les peintres « non figuratifs » contre lesquels Soulages s’est déterminé, refusant un certain idéalisme et un certain hédonisme en peinture. Le choix du noir assure donc la rupture non pas avec le monde vrai, mais avec les apparences du monde, où les choses sont évidemment colorées.

La suite sera faite de jambages et d’entrelacs noirs sur blanc puis de surfaces noires rayées de blanc, évoquant des volets clos, vus de l’intérieur d’une pièce sombre, et surtout, à partir de 1979, les polyptyques « outre-noir », où la pâte rainurée, travaillée de plusieurs manières et dans plusieurs sens, paraît exsuder la lumière. Ces deux dernières séries (les rayures blanches et l’outre-noir) sont au fond proches. Les lignes blanches irrégulières, tremblées, évoquent directement les brillances sur le rebord des stries dans la pâte noire. Ce sont deux manières de montrer la lutte des principes à quoi le peintre a affaire dès qu’il a posé la première touche : le noir et le blanc, l’ombre et la lumière. La différence est que les lignes blanches sont des réserves laissées par une application plate du noir alors que l’effet outre-noir est le résultat du travail dans une pâte épaisse. Si, malgré un long recouvrement des deux manières, l’outre-noir l’emporte c’est parce qu’avec lui la confrontation de l’ombre et de la lumière atteint son intimité maximale. On est au bout de la route quand, au lieu de faire jouer deux éléments, on n’en a plus qu’un seul, qui se diversifie, qui fait apparaître son contraire. Qu’il y ait à ce moment chez le peintre une vraie jubilation, on le sent devant la multiplication des panneaux par quoi l’œuvre s’étend dans l’espace, offrant au regardeur une foule de variantes de la même expérience.

Apparemment Soulages entend en rester là, où il se tient depuis trente ans. Même séduit, même admiratif, le visiteur s’interroge : est-ce tout ? Mais il lui faut admettre que cet aboutissement monotone n’est pas un renoncement mais une conclusion. Le peintre dit en être resté longtemps au dessin, donc à l’expérience de ce qu’au premier trait posé, le blanc du fond s’affirme. Au commencement, le noir appelle le blanc, à la fin le blanc des brillances est à son tour appelé par le noir.

Ce parcours logique (peut-être trop), puritain, sans faiblesses paraît conduire à une mystique de la matière. Au regardeur en effet il est enjoint de renoncer à la satisfaction narcissique de se « retrouver » dans l’œuvre. Ses humeurs et ses sensations, il doit les oublier devant des peintures hautaines qui refusent ce genre de familiarités, qui vivent leur propre vie. Le résultat est que, moins il y a d’humanité dans le tableau, plus il faut que le regardeur en mette, quand, répétons-le, « sur la peinture viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête ». Le dépouillement mène à la méditation. Mais peut-on méditer sur des tableaux qui sont aussi indéterminés que des objets naturels ? On pourrait parler de la répétition soulagienne comme d’une litanie2, mais la répétition litanique (qui efface, neutralise une désignation pour en faire paraître une autre) est une attente, une voie vers ce qui est « au-dessus de tout nom ». Au contraire pour Soulages, en tant que peintre, il n’y a rien à attendre, seulement à être là, sa voie semble celle d’un mysticisme dans l’immanence.

La question devient donc de savoir si, dans cette voie négative, cette ascèse, ces refus, on ne finit pas par en demander trop au regardeur qui risque de refuser la ferveur que ces œuvres supposent ? Certes nous méditons sur la nature, mais celle-ci offre une variété et une accessibilité avec quoi le peintre (surtout celui-ci) ne saurait rivaliser. Il se pourrait donc que Soulages, artiste repère s’il en est actuellement un, se place au point extrême d’un art que ses exigences, son exaltation de l’autorité de la peinture, ont conduit au bord du vide. C’est pourquoi, il y a quelque logique à ce qu’après Soulages, après le monochromisme où d’une manière très originale il s’inscrit, des artistes, inquiets sans doute d’une certaine fatigue du public, cherchent à réveiller notre attention par des provocations et des surprises dans de vastes installations dont l’attrait est consommé dès qu’on a saisi le truc, au premier coup d’œil.

  • 1.

    Jean-Michel Le Lannou, « L’intensité de la présence », postface à Pierre Soulages, Écrits et propos, Paris, Hermann, 2009. Les citations de Soulages dans notre texte viennent de ce livre.

  • 2.

    Comme celles d’autres contemporains (Rothko par exemple), les peintures de Soulages perdent de leur intérêt à être vues isolément alors que, dans le cadre d’une exposition, elles apparaissent comme des reprises et des variantes dont le rapprochement suscite une attente. Les polyptiques de la dernière période montrent que le peintre a senti le besoin de créer des renvois et des résonances à l’intérieur de chaque composition.

Paul Thibaud

Philosophe, Paul Thibaud est l'ancien président de l'Amitié judéo-chrétienne de France et l'ancien directeur de la revue Esprit entre 1977 et 1989. Il est notamment l'auteur, avec Marcel Gauchet et Olivier Roy, de La Religion est-elle encore l'opium du peuple (Edition de l'Atelier, 2008) et, avec Jean-Marc Ferry, Discussion sur l'Europe (Calmann-Lévy, 1994).…

Dans le même numéro

L’État de Nicolas Sarkozy
Comment le président transforme la Ve République
La faiblesse de l'opposition et le trouble du clivage gauche-droite
L'antisarkozysme qui n'ose pas se dire
Un retour de l'Etat en trompe l'oeil
Sécurité, sûreté : mutation du droit, oubli des libertés
Police, justice, insertion : un nouveau paysage institutionnel
Les chantiers territoriaux et le rôle du pouvoir local