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Notes de lecture

Dans le même numéro

Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique d'Anne Simon

novembre 2021

Comment parler des bêtes ? L’essai d’Anne Simon navigue avec virtuosité dans la littérature francophone et étrangère, tantôt revenant à ses grands monuments, tantôt s’attardant dans ses recoins les moins bien connus, de la Genèse aux récits contemporains de la vie en abattoir, de la ménagerie proustienne aux romans grinçants du polonais Tadeusz Konwicki. Composé de trois parties, l’ouvrage commence par dégager la spécificité de la « zoopoétique » défendue par l’autrice. Il restitue ensuite les multiples entrelacs de l’animal et de l’humain à travers de belles études de cas, et esquisse enfin l’horizon proprement éthique et politique d’une littérature nourrie de la profusion des vies animales.

Il s’agit non seulement de prendre au sérieux la capacité des textes littéraires à parler des animaux d’une façon juste et originale, mais aussi de réinsuffler une certaine vivacité à la réflexion sur l’animalité, en débordant de toutes parts sur les manières convenues et « domestiques » de raisonner sur les bêtes. En effet, la zoopoétique ne se contente pas d’étudier la façon dont la littérature s’empare de thèmes ou de motifs liés à la nature, aux animaux ou aux problèmes écologiques. Le projet est plus ample : « revenir aux bêtes mêmes ». Comme si la zoopoétique devait s’ancrer dans une forme de zoo-phénoménologie. En ce sens, elle n’est pas une sous-discipline de la critique littéraire, mais un « déplacement de l’attention », « une approche de l’altérité à partir de failles historiques et de fissures intimes, mais aussi à partir d’éblouissements devant l’inventivité du vivant, qui se décline en démarche politique et en chemin de vie autant qu’en recherche scientifique ».

Plutôt que de redoubler la classification scientifique du vivant par une taxonomie littéraire, la zoo-poétique cherche, dans les romans et les poèmes, des façons de parler des bêtes qui brouillent les partages dont nous nous prévalons trop souvent dans notre vie quotidienne : entre « l’humain » et « l’animal », mais aussi entre les animaux qu’on mange et ceux qu’on ne mange pas, entre ceux qu’on croit familiers et ceux qui nous effraient. La littérature parvient à parler « autrement » des bêtes. D’abord, parce que la littérature est toujours déjà habitée par l’animalité, par « le souffle » de l’animation, du zôon. Ensuite, parce que les animaux sont toujours déjà expressifs et créateurs, ont leur poiein, leur façon de créer des empreintes, des marques, des traces, « des formes lisibles ou des actions signifiantes ». Autrement dit, pour Anne Simon, « la zoopoétique se fie aux écrivains et écrivaines pour entrecroiser les lignes de la vie et celles de la création ».

Cette notion de ligne rappelle Deleuze et Guattari, les lignes molaires et moléculaires, mais également les fameuses « lignes de fuite », qui font bifurquer le devenir vers une altérité imprévisible. Car les animaux tracent eux aussi des lignes de fuite, et la littérature nous invite parfois à les suivre, à nous reterritorialiser dans des espaces de vie et de pensée inédits. Les animaux s’immiscent entre nos lignes de vie humaines, entre nos vieux partages et nos classifications commodes. Ils habitent nos frontières, nos murs et nos cloisons : ils vivent fréquemment dans les marges et dans les interstices. C’est pourquoi les observer avec attention, les suivre et les aimer, c’est aussi faire bouger les lignes, reconfigurer cet espace quadrillé dans lequel ils sont trop souvent enfermés. Quant aux lignes de la création qu’évoque l’autrice, ce sont sans doute d’abord les lignes du texte, couchées sur le papier par la main de l’écrivain. Ce sont aussi les sillages et les empreintes laissées sur le sol par les animaux. Ces lignes de la création prolongent donc les lignes de la vie.

Lignes de la vie et lignes de la création dessinent enfin une ligne de conduite, c’est-à-dire l’orientation éthique et politique que l’on donne à son existence. En effet, pour Anne Simon, en revitalisant nos imaginaires et nos conceptions de l’animalité, nous devenons capables de mieux agir vis-à-vis des animaux. Le rôle éthique et politique de la littérature n’est pourtant ni simple ni univoque. C’est pourquoi, en réalité, la zoopoétique ne saurait nourrir l’ambition naïve de nous faire entrer dans la vie des bêtes, comme si nous pouvions nous mettre à leur place. Elle est bien plutôt à l’affût de ce qui échappe, dans la vie animale, à la compréhension et au langage de l’écrivain, c’est-à-dire de ce qui dérange notre perspective humaine. « Il s’agit plutôt de mettre en valeur la distance et l’énigme que nous posent les bêtes, à l’intérieur d’un espace à la fois partagé (y compris dans la menace) et diversement investi. Les animaux résistent à notre ressaisie : c’est dans cette résistance que nous en apprenons le plus sur eux, en nous réarticulant charnellement et linguistiquement à leur contact. »

Wildproject, 2021
400 p. 25 €

Benoît Berthelier

Ancien élève de l'Ecole normale supérieure et agrégé de philosophie, Benoît Berthelier prépare actuellement un doctorat de philosophie.

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