
Les images neuves de la Révolution française
Révolution de Florent Grouazel et Younn Locard et Un Peuple et son roi de Pierre Schoeller, avec leurs scénarios nuancés et souvent brillants, traitent les dimensions politiques de la Révolution française du point de vue des acteurs populaires, mais peinent à couvrir tous les aspects d’un sujet complexe.
Combien de collégiens ont été confrontés à la Révolution française - grâce au film de 1989 de Robert Enrico et Richard T. Hoffman ? Entre sa durée, ses choix de distribution singuliers, menant à des doublages fréquents d’interprètes de personnages historiques, et sa scansion nette entre des Années Lumière (jusqu’au 10 août 1792) et des Années Terribles (finissant le 9 thermidor), l’œuvre rendait son sujet obscur, kitsch et peu attirant pour les élèves. Or la phase 1789-1794 (car la Convention thermidorienne, le Directoire et le 18 Brumaire ne forment toujours pas des sujets cinématographiques ou littéraires pour le moment) redevient, depuis la tentative de film politique complet d’Un Peuple et son roi (Pierre Schoeller, 2018), un sujet cinématographique, malgré l’absence de suite qui traiterait de la Terreur, sujet ayant inspiré au départ le cinéaste. Dans le même temps, le succès critique et public de la bande dessinée Révolution (Florent Grouazel et Younn Locard, Actes Sud), dont le deuxième tome vient de paraître, démontre que les images les plus marquantes de la Révolution Française sont celles embrassant le point de vue de ses acteurs populaires, et des événements historiques moins connus – ou moins glorieux.
Il est intéressant de voir comment Grouazel et Locard reprennent un choix de scénario et de mise en scène de Schoeller en faisant rencontrer à un enfant du peuple parisien un des membres de la famille royale : au garçon déclarant « Un jour j’aurai des souliers » à Louis XVI lui lavant les pieds répond un enfant dans Révolution croisant l’infante Marie-Thérèse faisant une pause lors de la fuite à Varennes… Épisode également majeur d’Un Peuple et son roi, filmé depuis le point de vue de paysans croisant le carrosse royal de retour vers Paris. Cette traversée sinistre (silence imposé à la foule par les décrets Quinconque l’applaudira sera bastonné, quiconque le huera sera pendu) de la capitale par le souverain et sa famille est également reprise par le cinéaste comme par les auteurs, ces derniers magnifiant les regards tendus vers le véhicule, la tentative d’un enfant d’apercevoir les souverains. Or peu de spectateurs et de lecteurs connaissaient cet épisode avant sa représentation par autant de figurants et d’effets dramatiques, autant de couleurs et de détails dessinés, par les deux œuvres citées. Semblablement, la fusillade du Champ-de-Mars, le 17 juillet 1791, est aussi longuement explorée, rendue impressionnante et pathétique, dans le film et la bande dessinée, devenant une référence connue et commune pour le public sensible à l’histoire de la Révolution, quitte à en faire un point de non-retour1 ou à écœurer le public quant au traitement du peuple par cet événement historique.
L’approche de Grouazel et Locard amplifie le point de vue d’une histoire par le bas de Schoeller en ne proposant que peu de personnages connus parmi leurs portraits, Louis XVI lui-même n’apparaissant que hors champ. Dans Un Peuple et son roi, l’action politique des premiers temps de la Révolution semble représentée avec ambigüité, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen récitée en voix off sur des images d’un jeune adulte, ancien enfant trouvé, comme pour faire contraster les principes avec la réalité… Le seul décret qui suscite l’enthousiasme d’un personnage est celui libéralisant la culture du tabac. En montant parallèlement le procès de Louis XVI et l’initiation à la verrerie du personnage cité plus haut par l’artisan l’ayant accueilli à Paris, Schoeller semble signifier qu’après le gain de la représentation nationale, des droits de l’homme et l’exécution du souverain, il faudra bâtir un pays, une administration, une économie. Mais ces faits ne peuvent advenir, historiquement et dans le récit, qu’après janvier 1793, lorsque la Convention, le Directoire et le Consulat créeront des institutions et des lois. Thèmes et époques vastes, et que le cinéaste n’a pu, par manque de temps et succès partiel du film, exploré depuis. Il demeure notable que les auteurs de Révolution aussi indiquent vouloir arrêter leur grande fresque en thermidor, comme si la période courant jusqu’au 18 Brumaire demeurait une part regrettable, irreprésentable en tout cas, de cette histoire2.
Les vertus pédagogiques des deux œuvres proviennent de leurs sources, du renouveau historiographique post-bicentenaire, des études sur le peuple parisien, de la reconsidération de Robespierre, voire des travaux d’Annie Jourdan et Jean-Clément Martin, pour qui la Révolution Française peut se résumer à une guerre civile française3. Le plus grand mérite de Révolution tient à faire comprendre au lecteur le climat de peur et de rumeurs affectant Paris et ses alentours pendant la période, le besoin des citoyens, et de celles et ceux privés du vote, de croire en leurs représentants, de placer leurs espoirs en le processus politique en cours. L’incrédulité face à la fusillade du Champ-de-Mars, mais surtout les violences initiales de l’émeute Réveillon ou du 14 juillet 1789, dont Grouazel et Locard ne négligent ni la soudaineté ni la teneur, se comprennent par l’intensité des enjeux, que la mise en scène des images, se concentrant sur les personnages en train de courir, sur les prises de parole et les courses enthousiastes, accentue.
Ces images neuves de la Révolution française mettent-elles ce long événement historique à nu ? Le problème, relevé plus tôt, tient dans la longue durée de la période, ainsi que dans l’impossibilité, sauf à proposer des fictions de très longs formats, à en saisir tous les aspects : Révolution et Un Peuple et son roi, dans leurs scénarios nuancés et souvent brillants, en traitent les dimensions politiques et sociales, mais surtout – malgré quelques scènes provinciales – parisiennes et versaillaises. Le renouveau en termes de mise en scène, d’interprétation des acteurs et de choix des couleurs ou des angles des dessins est bienvenu par rapport au film d’Enrico et de Hoffman ; le Robespierre de Louis Garrel remplacera celui rigoriste de Wojciech Pszoniak (Danton, Andrzej Wajda, 1983) ; la peinture des souterrains parisiens ou de l’asile psychiatrique de Bicètre par Gouazel et Locard sont remarquables. Sans doute le grand succès de Révolution s’explique-t-il par sa réussite formelle et l’évidence de ses recherches de fond, alors qu’Un Peuple et son roi ne trouva pas son public, du fait de sa complexité, oscillant entre l’art et essai et le monumental. Les lecteurs et spectateurs sont-ils si curieux d’explorer la source de l’histoire politique française contemporaine, de mieux comprendre des références sans cesse invoquées, de voir d’où proviennent nombre d’affrontements idéologiques actuels ? Le « son roi » du film de Schoeller, les regards intrigués entre la famille royale et le peuple de Révolution, signifie bien un thème majeur de ces fictions : le besoin d’un exécutif incarné, et les relations d’affection ou de ressentiment entre gouvernés et gouvernants.
- 1. Ainsi, la récente biographie de La Fayette par Laurent Zecchini (Fayard, 2019) consacre un long développement pour expliquer, voire modérer, le rôle de son personnage dans cet acte.
- 2. Cette aporie se retrouve parmi les travaux historiques, avec pour exception : Marc Belissa et Yannick Bosc, Le Directoire. La république sans la démocratie, Paris, La Fabrique, 2018.
- 3. Annie Jourdan, Nouvelle Histoire de la Révolution française, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2018 ; et Jean-Clément Martin, Robespierre. La fabrication d'un monstre, Paris, Perrin, 2016. Voir ma recension dans Esprit, septembre 2018.