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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’unique réponse

Le dernier recueil de Jean-Marc Sourdillon poursuit l’itinéraire poétique engagé par l’auteur depuis 2008, avec Les Tourterelles. Intitulé L’Unique réponse, l’ouvrage se situe pourtant loin de toute forme de dogmatisme, et investit la thématique de la naissance, conçue comme l’acte de vivre porté à sa plus haute intensité.

L’unique réponse : le titre du dernier recueil de Jean-Marc Sourdillon aurait de quoi intriguer, voire alarmer le lecteur : laisse-t-il présager une profession de foi ou une sagesse qui nous donneraient la formule d’une vérité définitive ? La poésie (qui s’est parfois haussée jusqu’à un rôle prophétique) peut-elle avoir aujourd’hui la prétention d’apporter une telle « réponse » ? Mais ouvrons le recueil ; nous y trouvons par exemple ceci :

« ce gong de la naissance en nous, qui appelle et dérange,

j’aimerais tant connaître les mots qui l’annoncent ou le réfractent,

la musique sous-jacente qui nous porte et nous lance. »

La réponse serait donc quelque chose à entendre, certes, mais non sous la forme d’un discours ; quelque chose d’antérieur aux mots et que ceux-ci « annoncent » ou « réfractent ». María Zambrano, citée en exergue, éclaire encore mieux le sens du titre, que l’auteur lui a sans doute emprunté : « Il cherche une écoute ; il voudrait entendre et qu’on l’entende sans s’en rendre compte, indistinctement. Et que son appel se perde dans l’immensité de l’unique réponse. » Nous voici loin de tout dogmatisme. D’ailleurs, le premier poème nous parle d’un milan apparu « sous le plafond gris des nuages », le deuxième d’une équipée estivale entre amis (Comme des frères), tel autre des mains de la femme aimée. L’auteur, écrivait Philippe Jaccottet dans la préface à son premier recueil, Les Tourterelles (La dame d’onze heures, 2008), est « quelqu’un pour qui le monde existe encore (…), qui sait voir et qui sait écouter, qui peut encore s’étonner de ce qu’il voit et entend, tout près de lui, non dans un monde abstrait ou virtuel, mais dans un lieu parfaitement situé. » Si nous nous reportons au poème dont le titre reprend précisément celui du présent recueil, L’unique réponse, celle-ci n’est plus approchée à l’aide d’une image comme celle du gong mais elle consiste en un événement, le cri d’une femme qui accouche, entendu par l’auteur depuis le couloir d’une maternité : un cri « Énorme, incandescent, presque barbare, venu à la fois du bas du ventre et du fond des temps ; et qui monte, se prolonge. » Il ajoute : « Je viens de là, de ce cri, la parole quand j’écris, la parole de poésie, vient de là, elle aussi, de ce cri, et rien d’autre. » Les mots « naissance » ou « naître » sont en effet omniprésents dans le recueil, jusqu’au dernier vers, lui donnant une forte unité thématique, et se retrouvent souvent dans les titres des œuvres précédentes. Quelle expérience capitale recouvre ce mot talisman ? « Naître », semble-t-il, désigne l’acte même de vivre à sa plus haute intensité. Dans notre existence quotidienne, vivre est devenu une simple habitude, la « propriété » des êtres que l’on dit « vivants » ; mais vivre ainsi devrait plutôt s’appeler vivoter. Jean-Marc Sourdillon nous reconduit à la pointe de cet acte de présence : « De la lumière sur la lame d’un sabre. » Telle est la naissance, toujours « inachevée », toujours attendue, « en vue » – l’avant-dernier recueil s’appelait En vue de naître (L’arrière-pays, 2017).

Les poèmes font varier les différentes occasions où il nous arrive de naître, de renaître, de continuer à naître (puisque la vraie vie est une expérience essentiellement « discontinue ») dans le tissu ordinaire des jours, ou plutôt dans ses déchirures. De merveilleux poèmes évoquent ainsi, avec une délicatesse dépourvue de toute sentimentalité ou mièvrerie, l’éveil de l’amour :

« La première fois que je l’ai vue elle était restée loin, blanche et impassible.

Seul un très léger tressaillement presque imperceptible à la commissure des lèvres, que j’aurais voulu aussitôt attraper dans ma main.

Là était l’entrée, me disais-je, là était la suite. (…)

Voilà pourquoi notre premier geste aura été, pour moi, de poser en tremblant les doigts à cet endroit, sur ce tremblement, et pour toi, de frémir en te blottissant dans mes bras »

Ailleurs, ce sera l’élan de tout l’être à la rencontre de ce qui vient, ressenti en traversant une passerelle au pied des tours de La Défense où l’on « danse » avec ceux que l’on croise, « l’adolescent aussi brûlant que sa cigarette, le sportif à bicyclette, la jeune femme au smartphone qui tient son chien en laisse », et d’où l’on suit du regard, en contrebas, les péniches « à la démarche de femmes enceintes » qui nous désignent peut-être, au loin, « le lieu un jour où nous finirons de naître ». Plus dramatiquement, ce sera le réveil à l’hôpital d’une personne qui émerge de l’inconscience après un accident ou un attentat et « voit juste quand elle ouvre les yeux un grand infirmier habillé de blanc qui se penche avec un sourire – on dirait un ange : venez, levez-vous, vous pouvez sortir. » On l’aura deviné d’après ces exemples, la naissance dont il s’agit n’est pas une aventure seulement solitaire où l’on resterait fermé comme un bourgeon non éclos. C’est en fait comme l’ouverture d’un fruit qui livre passage aux graines, ce que les botanistes appellent « déhiscence ». Dans cette ouverture, nous pouvons nous découvrir soudain proches, presque parents, d’inconnus rassemblés avec nous sous la verrière d’une grande gare :

« C’était, c’était comme si nous étions tous des rescapés, ou simplement des êtres vivants, des voyageurs en attente de renaître ou de naître tout à fait, placés là, assis, debout, au bord des quais, devant les panneaux, guettant chacun son jour au milieu des leurres. »

Nous parlions en commençant du rôle prophétique qu’avait parfois assumé la poésie. On peut affirmer que ce recueil, avec autant de modestie que d’audace, et une juvénile sagesse, se hausse jusqu’à ce rôle. Les prophètes rallument l’espérance, indiquent le chemin. À l’heure où nous sommes tentés par le doute et le repli, cette poésie nous remet dans le sens de la vie.

Gallimard, 2020
108 p. 14 €

Jean-Pierre Lemaire

Professeur de lettres en classes préparatoires jusqu'en 2014, Jean-Pierre Lemaire est poète. Il est lauréat du Grand prix de poésie de l'Académie française pour l’ensemble de son œuvre en 1999.

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Science sans confiance

On oppose souvent science et croyance, comme si ces deux régimes de discours n’avaient rien de commun. Pourtant, l’expérience nous apprend que c’est généralement quand l’un des deux fait défaut que l’autre subit une crise. Dans le contexte pandémique actuel, l’incapacité des experts et des gouvernants à rendre compte dans l’espace public des conditions selon lesquelles s’élaborent les vérités scientifiques, aussi bien qu’à reconnaître la part de ce que nous ne savions pas, a fini par rendre suspecte toute parole d’autorité et par faciliter la circulation et l’adhésion aux théories les plus fumeuses. Comment s’articulent aujourd’hui les registres de la science et de la croyance ? C’est à cette question que s’attache le présent dossier, coordonné par le philosophe Camille Riquier, avec les contributions de Jean-Claude Eslin, Michaël Fœssel, Bernard Perret, Jean-Louis Schlegel, Isabelle Stengers. À lire aussi dans ce numéro : l’avenir de l’Irak, les monopoles numériques, les enseignants et la laïcité, et l’écocritique.