
Alzheimer de Michel Malherbe
Michel Malherbe est un universitaire qui a notamment travaillé et traduit les penseurs des xviie et xviiie siècles. Son cheminement au sein des philosophes a été bouleversé par la maladie d’Alzheimer de son épouse Annie qui, en une dizaine d’années, est passée des premiers symptômes de la maladie aux stades les plus avancés et à la mort. Son ouvrage Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance (Vrin, 2015) était un compte rendu d’observations et de réflexions philosophiques sur la maladie d’Alzheimer, sorte de promenade où les débats philosophiques généraux étaient entrecoupés de portraits émouvants, désespérants ou cocasses de malades d’Alzheimer. Que vient donc ajouter ce second ouvrage ?
Sept nouveaux chapitres y sont proposés avec, intercalés à nouveau, des portraits de malades d’Alzheimer rencontrés dans l’unité où se trouvait son épouse. Nous y reconnaissons certains « personnages » (« le monsieur distingué », « la dame opiniâtre »). Son épouse étant décédée entre-temps, Michel Malherbe veut « fermer les dossiers », compléter ce qu’il n’avait pas encore dit sur Alzheimer. Méticuleusement, il reprend tous les plans, arpente exhaustivement, comme un honnête homme, les points de vue médicaux, neurologiques, sociologiques.
L’aspect qui semblait tenir de la dépression dans le précédent ouvrage et qui amenait à ne voir que la noirceur des choses semble ici amendé. Michel Malherbe agrée une objection passée : « Vous n’avez pas le droit, rappelait à juste titre une neurologue lors d’un débat, de dire que ces patients doivent être malheureux. » L’auteur en vient à une compréhension émouvante de ses propres failles : « En vérité, lorsqu’on entre dans un établissement pour personnes désorientées, ce n’est pas du spectacle des résidents assemblés que l’on prend peur. […] C’est de soi-même. »
De même, le ton plutôt acerbe de l’ouvrage de 2015 à l’encontre de l’usage philosophique d’un Kant ou Levinas dans le domaine de l’éthique médicale se fait ici davantage pédagogique. Michel Malherbe a pris sur lui de tenir compte des objections qui lui avaient été faites : « Je ne disqualifie pas la notion de personne ni ne condamne l’approche morale qui reste un devoir. » Cette plus grande urbanité dans le propos semble cependant de l’ordre de la « politesse », car la thèse de fond reste identique : les malades alzheimer (il insiste sur la minuscule) ne seraient plus des « personnes ». La maladie réduit le sujet à néant. Il n’y a dorénavant plus qu’un objet face à soi. « L’émotion elle-même, aux effets si puissants que certains en font le refuge de la conscience sensible et le facteur de sens de la vie mentale et comportementale du patient, semble devoir non seulement être imputée à un événement cérébral mais n’être qu’un événement cérébral, ce qui fait douter qu’on ait encore affaire à un sujet. »
Pour décider qu’un patient alzheimer n’est plus une « personne », Michel Malherbe continue à s’appuyer sur une anthropologie « lockéenne ». Dans son Essai sur l’entendement humain, John Locke a en effet défini la « personne » comme un être qui porte sa conscience de lui-même sans interruption. Pour Malherbe, « chez l’homme, le mode d’être de l’individu est celui de la conscience, et la conscience fait la personne ». L’auteur a bien le droit de se placer au sein de cette tradition philosophique, mais il est plus problématique qu’il enrôle sous cette bannière la totalité du champ philosophique : « Les philosophes, écrit-il, attachent l’identité de la personne à la conscience. » En effet, nous pouvons envisager d’appeler humain un être que, subjectivement ou collectivement, nous continuons à porter par l’imagination quand bien même ses capacités présentes ne le lui permettraient plus.
Michel Malherbe semble pourtant autoriser ce type de voie. Il ne veut pas agréer un universalisme rationaliste de type kantien et appelle à « prendre les choses de plus bas ». Il retrouve ainsi une piste philosophique qui, en amont des philosophes modernes (ou des « sentiments » de Hume), le ramène à l’Antiquité : « Il y a […] un lien élémentaire et indestructible, en particulier entre les sexes et entre les générations, grâce auquel, qu’on le nomme sympathie naturelle ou de quelque autre nom, les individus se rapportent les uns aux autres, antérieurement aux formes plus évoluées de l’intersubjectivité ou de l’interpersonnalité. » La fin du livre fera une référence marquée à l’humanitas des Romains : « Les mœurs sont le fruit d’usages [qui] font converger [les hommes] vers une humanité commune qui leur permet de vivre ensemble. »
Michel Malherbe semble cependant retomber dans l’exigence d’une humanité réduite à la capacité présente et individuelle de nouer une relation : « S’il n’y a pas de réponse, s’il n’y a pas de réciprocité actée dans le désintérêt de soi, alors il ne peut y avoir de relation, il n’y a d’humanité ni en moi ni en l’autre, nous ne sommes pas des humains. » Jamais il n’envisage que l’on puisse porter et aimer l’autre par fidélité à ce qu’il a été jusque-là et à la mémoire d’une relation forte construite sur une longue durée : « Je ne puis aimer pleinement que parce que je suis assuré d’être aimé. » Il confond, à notre sens, la formation d’une relation amoureuse et la situation d’un couple en fin de parcours. Saluons en tout cas l’effort de l’auteur pour affronter les difficultés théoriques que cette maladie a mises sur son chemin intellectuel et qui ouvre au lecteur de multiples et féconds débats.