
Les Héritiers contrariés de Julien Pasteur
Le récent retour au premier plan de la question religieuse induit régulièrement un retour sur l’histoire des rapports entre religion et république dans notre pays. Or, et bien que le livre de Julien Pasteur ne l’évoque pas, celle-ci paraît en partie occultée par l’événement fondateur du xxe siècle à cet égard, la si célèbre loi de séparation des Églises et de l’État. Poser le problème de la religion dans la République, c’est ainsi, rituellement, revenir à la loi de 1905 et à ses interprétations légitimes. Toutefois, sans doute ce lieu commun n’est-il pas inévitable : c’est en tout cas ce que l’on peut penser à la lecture de cet essai original et touffu qui revient sur ce grand oublié de la pensée républicaine, le xixe siècle, et son obsession pour le spirituel.
Dans l’ordre de nos principes, montre en effet Pasteur, tout se passe comme si ce siècle n’avait rien produit : nous ne serions que les héritiers de 1789 et de son indépassable Déclaration ; de sorte que le xixe siècle n’aurait été que le temps d’une attente toujours différée de la réalisation, enfin, des principes qui avaient vu le jour au xviiie siècle. Siècle du capitalisme triomphant au milieu des régimes autoritaires, il aurait légué les ferments de la critique sociale mais, en dehors du libéralisme individualiste, serait demeuré largement stérile du point de vue des principes politiques. Et pourtant, comment croire que l’on ait pu sauter en quelque sorte à pieds joints de 1789 aux années 1880 ? Et que cache, au fond, ce déni d’une histoire de la pensée républicaine ?
Cette histoire, dit Julien Pasteur, est précisément celle d’une difficulté jamais résolue, consistant à absorber le choc de l’événement révolutionnaire et à lui donner une signification historique[1]. En effet, 1789 fut d’abord, pour les contemporains, un tremblement de terre, ou plus exactement une rupture dans l’ordre de la temporalité, synonyme jusque-là de transmission et de succession intangibles. L’obsession dix-neuviémiste pour le spirituel est, en cela, corrélative du traumatisme lié au sentiment d’une véritable destruction de la société (« La société est en poussière », écrit Leroux).
C’est pourquoi, selon Julien Pasteur, il est impossible de comprendre la philosophie républicaine sans la rapporter à des sources qui sont, pour partie, contre-révolutionnaires – et c’est bien sans doute ce paradoxe délicat que la référence à la loi de 1905, dans ce qu’elle peut avoir de rituelle, permet trop souvent d’occulter. Or l’enquête sur la référence à un principe spirituel au xixe siècle montre bien le caractère foisonnant, et souvent même déroutant, des significations qu’elle a pu prendre, bien au-delà de la seule nostalgie d’un ordre théologico-politique disparu. De fait, l’essai paraît ainsi hésiter entre une histoire raisonnée, d’allure généalogique, des « embranchements » de la thématique du spirituel en politique, et l’approfondissement thématique d’un problème qui travaillerait tout le siècle, et rendrait les successeurs immédiats de la Révolution contemporains des penseurs de la IIIe République. Comme si, pour se saisir de cet objet étrange qu’est la spiritualité, le récit historique devait lui-même se rapprocher d’une forme de méditation. Ce qui, au-delà d’une érudition massive, donne sans doute à ce livre son prix : la qualité d’une écriture sensible tant à l’ordre des raisons qu’à celui des émotions et des sentiments.
L’ordre général des parties est néanmoins, globalement, celui d’une succession chronologique. Dans un premier temps, l’auteur se concentre ainsi sur les premières réactions à l’événement révolutionnaire, et montre essentiellement comment le positivisme d’Auguste Comte est l’héritier infidèle de la pensée contre-révolutionnaire de Joseph de Maistre. Dans un deuxième temps, il se tourne vers les penseurs du milieu du siècle et en particulier Tocqueville, un républicain moins attendu dans la grande famille des penseurs du social qui va de Saint-Simon à Durkheim en passant par Leroux, Quinet, Proudhon ou Michelet. Enfin, il montre comment les bifurcations de la pensée du spirituel ont finalement mené cette réflexion séculaire vers une science du social dont il mesure les apports et les limites.
Dans ce propos foisonnant, on peut relever l’étonnant dialogue entre Marx et Tocqueville, qui paraissent tomber d’accord sur un point, l’impossibilité de fonder l’ordre social sur la seule propriété privée, et le diagnostic sévère, après 1848, de l’épuisement de la phraséologie spiritualiste des premiers thuriféraires d’une république fondée sur l’intuition d’une régénération sociale. Face aux incorrigibles phraseurs que sont les républicains sociaux, le futur auteur du Capital met en valeur l’exercice « sans phrase » du nouveau pouvoir autoritaire, qui pose de manière aiguë le problème de l’expression authentique de la parole populaire – le lyrisme républicain cédant le pas au cri du peuple. Ce rapprochement inattendu met en lumière l’originalité de la position de Tocqueville : loin de dénier, comme Marx, toute place à la dimension morale et spirituelle de la vie sociale, il tente au contraire de resituer l’âge démocratique dans un ordre temporel où, sans eschatologie, il serait à nouveau susceptible de trouver une issue satisfaisante.
Dans cette perspective, le problème de la Révolution serait d’avoir induit une confusion entre le politique et le religieux : il s’agit donc de réélaborer un sacré laïc à l’âge démocratique, entreprise nécessairement plus difficile qu’aux États-Unis, où la religiosité austère des premiers colons persécutés a paradoxalement protégé la sphère publique contre la tentation de s’absolutiser, protégeant de facto la liberté des individus sans priver ces derniers de cadres moraux. En France, c’est alors plutôt par une recomposition des liens familiaux, anciennement marqués par les principes inégalitaires de la succession et de l’ancrage foncier, que doit passer le renouvellement spirituel des liens sociaux.
Cet essai original, en montrant que le problème spirituel, loin d’avoir toujours été étranger à la pensée républicaine, l’a en bonne partie irrigué (et le nourrit donc encore secrètement), apporte indiscutablement au débat contemporain un élément de grande valeur.
[1] - Voir Frédéric Brahami, La Raison du peuple, Paris, Les Belles Lettres, 2016 et mon compte rendu dans Esprit, février 2017.