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Notes de lecture

Dans le même numéro

La fabrique de l'écrivain national. Entre littérature et politique d'Anne-Marie Thiesse

mai 2020

Au fil de ses travaux, depuis La Création des identités nationales à Faire les Français, Anne-Marie Thiesse a exploré la manière dont la nation, notion abstraite et fluctuante née au xviiie siècle, prend corps et affirme sa légitimité. Dans son ambitieuse synthèse, La Fabrique de l’écrivain national, elle se penche sur le rôle joué spécifiquement par la littérature dans ce processus : cette dernière fournit à la nation un ensemble de représentations qui scellent et soudent une communauté que la figure de l’écrivain national vient incarner. En retraçant les différentes étapes de ces liens qui unissent littérature et nation, A.-M. Thiesse brasse et organise une vaste matière. S’ouvrant sur la seconde moitié du xviiie siècle, moment d’affirmation de la souveraineté nationale dans le sillage de la Révolution française, ce récit se poursuit jusqu’à nos jours, A.-M. Thiesse retraçant les débats que soulève la notion de patrimoine littéraire national dans un contexte d’échanges culturels mondialisés.

A.-M. Thiesse examine d’abord ce moment de rupture esthétique que constitue l’éveil du « romantisme national », ressaisi à une échelle européenne, perspective permettant à l’autrice de mettre en avant les effets de circulation, d’emprunts et de transpositions qui se jouent dans l’écriture de ces différents récits nationaux. L’épopée est mobilisée par la génération romantique comme une forme littéraire à même de fournir à la nation des références fondatrices, mais aussi d’intégrer la culture populaire, orale, au grand récit national. Le Nibelungenlied (poème épique médiéval publié en 1784 par Myller), les Chants d’Ossian, œuvre de James Macpherson présentée comme une épopée celtique du iiie siècle, constituent deux événements littéraires fondamentaux. En étudiant la réception de ces textes et l’influence qu’ils exercent sur d’autres grands récits nationaux (influence de ces deux œuvres sur le Kalevala finlandais, ce dernier inspirant à son tour Longfellow dans l’écriture d’Évangéline, qui jouera un rôle capital dans la « renaissance acadienne »), A.-M. Thiesse montre l’enchevêtrement des enjeux, à la fois politiques, culturels et linguistiques, que ces œuvres représentent pour chaque nation.

Si l’étude est largement centrée sur la France et l’Allemagne, elle s’ouvre de manière fort intéressante à des pays dont la légitimité culturelle reste à conquérir : le Kalevala finlandais comme le Kalevipoeg estonien – deux textes dont le matériau serait issu de l’oralité populaire – sont des instruments d’affirmation du finnois et de l’estonien comme langues de culture. L’ouvrage insiste sur la façon dont ces récits, s’ils entendent exprimer l’âme d’une nation, se constituent volontiers en puisant au vaste fonds européen, par « transferts massifs et incessants de motifs et de thèmes », ce qui ne va pas sans affrontements, comme le montre par exemple le débat franco-germanique autour de la nationalité de Renart (épopée animalière du Roman de Renart). Après l’épopée ossianesque, le roman historique dont Walter Scott offre le modèle essaime ainsi dans toute l’Europe (et au-delà), inspirant de nombreux épigones en France, mais aussi en Italie (Manzoni), au Portugal (Herculano), en Russie (Pouchkine) ou encore aux États-Unis (Fenimore Cooper). C’est ce souci de replacer l’écriture des récits nationaux au sein des échanges transnationaux et d’examiner la nouvelle carte des rapports de force (contestation de l’hégémonie culturelle française, montée en puissance de l’Allemagne et du Royaume-Uni, affirmation nationale de certaines «  petites nations  », etc.) qui fait la qualité de cet ouvrage, en guidant le lecteur dans un paysage intellectuel d’une grande complexité, et marqué par des évolutions très rapides.

C’est à nouveau dans cette perspective que la deuxième partie de l’ouvrage se saisit de la figure de l’écrivain national, qui réalise la synthèse idéale entre le génie individuel et l’esprit collectif. L’ouvrage examine les nouvelles formes de relation qui unissent l’écrivain et son lectorat, dans un contexte de démocratisation de la lecture et de diffusion de la presse. L’exemple du roman-feuilleton, « cas extrême de l’auctorialité partagée » dans le cas de la parution des Mystères de Paris, est particulièrement intéressant puisque la parution en livraisons permet au lectorat d’intervenir – dans une certaine mesure – sur le déroulement du récit, qui prend en charge les aspirations exprimées par ses lecteurs et intègre finalement une dimension politique : l’écrivain se voit promu représentant du peuple. Les différentes formes du « culte séculier » rendu à l’écrivain (statues et commémorations, pèlerinage et tourisme littéraire…) qui soutiennent et incarnent le sentiment de communion nationale sont décrites avec précision, en empruntant des exemples à différentes aires géographiques, et en montrant à nouveau les logiques de rivalités autour de l’appartenance culturelle d’écrivains comme Gogol ou Kafka.

Si elle fournit une synthèse précieuse, la troisième partie de l’ouvrage qui examine les liens entre littérature et mobilisation nationale – mais aussi la mise au pas des écrivains dans les régimes totalitaires – contient des éléments mieux connus, à l’exception du remarquable chapitre «  Préférences nationales  », qui interroge la notion d’« importation littéraire », tour à tour considérée comme terreau fertile ou comme péril mortel pour la littérature nationale. Enfin, la dernière partie interroge le devenir de l’écrivain national dans un contexte de mondialisation accrue des échanges, en quittant l’espace européen pour explorer le cas des États-Unis, de la Chine, du Japon et de l’Afrique.

L’ouvrage forme un ensemble foisonnant et fournit au lecteur des éléments de réflexion sur une matière particulièrement riche et mouvante dont A.-M. Thiesse ne cherche jamais à écraser la complexité, ni à enfermer dans une perspective systématisante. Elle apporte aux lecteurs de vastes éclairages, à la fois par sa volonté de replacer la construction de ces récits nationaux dans un espace européen, voire mondial, en circulation permanente, et par l’ambition d’intégrer dans son récit les débats contemporains (de la critique de la notion de francophonie aux questions posées par la dématérialisation des patrimoines littéraires) et de les examiner à l’aune de ce passé. Esquissées par l’autrice, certaines pistes trouveront sûrement à être développées, comme la question des revues et des anthologies (A.-M. Thiesse évoque l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, publiée par Senghor en 1948), en tant qu’espaces littéraires mimant la communauté nationale en miniature. De même, le caractère inévitablement masculin des écrivains célébrés par la nation, rapidement traité dans la conclusion, qui évoque aussi quelques rares contre-exemples (Colette, Gabriela Mistral, Selma Lagerlöf, Jane Austen), gagnerait certainement à être exploré plus avant. Cela n’enlève évidemment rien à la qualité d’un ouvrage qui réunit une somme de connaissances sur un sujet dont A.-M. Thiesse montre parfaitement l’ampleur et la complexité.

Gallimard, 2019
448 p. 26 €

Camille Koskas

Agrégée de lettres modernes, diplômée du Celsa, Camille Koskas est titulaire d’un doctorat en littérature française (sur Jean Paulhan et la vie littéraire après la Seconde Guerre mondiale) à Sorbonne-Université.

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