
Pour l’inter-sectionnalité d’Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz et Beurettes. Un fantasme français de Sarah Diffalah et Salima Tenfiche
Ces deux livres sortis au même moment ne pourraient être plus différents dans leur approche et plus proches dans leur sujet. La journaliste Sarah Diffalah et la chercheuse en cinéma Salima Tenfiche réunissent des témoignages sur le « fantasme français » de la beurette, d’abord issu de la pornographie, mais qui enferme aujourd’hui les femmes d’origine maghrébine dans un réseau serré d’attentes et de projections. On voit en elles la soumission rigide du voile islamique, la colère masculinisée de la fille des quartiers, la salope débridée ou la femme d’affaires jetée à pleine allure dans les excès modernes. Les témoignages passionnent parce qu’ils montrent le jeu de ces différents fantasmes (et souvent leur coexistence) dans les questions intimes que se posent les femmes interrogées (sur le corps, le sexe, l’amour, les références culturelles, la religion, etc.). Les deux autrices reprennent souvent la main pour inscrire les récits dans les imaginaires populaires et divers travaux universitaires : c’est autant la dénonciation d’une catégorisation que la revendication d’une double culture difficile, car marquée par un double rejet.
Avec un ton résolument scientifique, Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz présentent le concept d’intersectionnalité dans la collection de courts formats « Le mot est faible » que publie la maison d’édition Anamosa. Les deux sociologues mettent en avant la diversité des productions scientifiques sur le sujet en les historicisant, avec une bonne bibliographie introductive. Elles montrent que l’intersectionnalité inclut de multiples facteurs de domination (race, genre, orientation sexuelle, originale sociale) sans les pondérer autrement que par l’analyse empirique et minutieuse des cas, en refusant, donc, toute essentialisation.
La controverse contemporaine sur le caractère scientifique ou militant de la notion d’intersectionnalité porte sur la parole de l’universel et traduit des positions de recherche différentes, l’une de surplomb, l’autre attachée aux expériences empiriques, bien qu’orientée vers l’accomplissement d’une société plus juste. Les deux ouvrages sont bien loin de la quête identitaire individualiste souvent dénoncée, et cherchent plutôt à articuler des vécus communs, bien que situés, pour l’intersectionnalité, à partir de l’épistémologie du standpoint. La dialectique entre dominant·es et dominé·es n’est pas acceptée comme un donné par les sciences sociales ; elle est travaillée dans un espace de conflits, dont les lignes sont par définition toujours en mouvement.
Les témoignages sur les « beurettes » offrent de leur côté une illustration plus ouverte au grand public. L’enquête montre cependant la difficulté d’une transformation des imaginaires. La plupart des personnes interrogées sont des trentenaires et quadragénaires qui travaillent dans des professions intermédiaires et intellectuelles – ce que les autrices déplorent elles-mêmes et ce qui n’enlève rien à la sincérité des témoignages. L’ouvrage ne porte pas tant sur « les » beurettes que sur des femmes d’origine maghrébine qui ont réussi dans la société française par-delà les obstacles qui étaient dressés face à elles, produisant une nouvelle génération en voie d’émancipation d’autrices, de cinéastes, de cadres et de créatrices, mais peut-être peu représentative. L’ultime barrage reste l’accès à l’espace médiatique et la capacité à formuler un témoignage qui puisse y prétendre. La recherche permet précisément d’analyser la société en dépassant les assignations.
Pour l’inter-sectionnalité
Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz
Anamosa, 2021, 72 p., 5 €
Beurettes. Un fantasme français
Sarah Diffalah et Salima Tenfiche
Seuil, 2021, 320 p., 21, 50 €