
L’éducation géographique de Pierre Vinclair
L’Éducation géographique de Pierre Vinclair est orné d’une carte bicolore, d’un bleu indigo aussi éclatant que le beige est à demi effacé, tout de sable et d’eaux vives, et qui court d’un bout à l’autre du livre, nous forçant à ciller pour déchiffrer la quatrième de couverture. Plutôt que d’écrire une recension classique de ce fort volume de presque 400 pages, aux allures non pas prométhéennes mais ptoléméennes, j’aimerais en déplier un seul poème, comme on grossit un point sur une carte. Mon choix ne sera en aucun cas représentatif de l’ensemble, puisque aucun des poèmes rassemblés dans les vingt-cinq sections du recueil ne se ressemble d’un point de vue formel. Chacun existe en propre, pyramide ou escalier, invente son rythme, lettre adressée à un individu qu’on voudrait croire unique, ou plutôt carte postale, envoyée depuis un lieu qui sinue dans la durée, s’étale dans l’espace. L’image rappelle un fleuve, ici le Rhône, dont le désir primitif et limoneux ouvre le premier poème. Fleuve qui vient tout du long battre les flancs d’une architecture rigoureuse et solide, parce que pensée pour la postérité. Sur le fronton, à l’entrée, on lit les noms de Clémence, Noah et Amaël, la femme et les deux filles du poète.
Le présent recueil couve déjà trois autres volumes à paraître ces prochaines années, déviant de sa solitude impétueuse pour construire un réseau de villes et de références multiples. Pierre Vinclair charrie dans le sillage de Flaubert une esthétique ancienne, dans laquelle le lyrisme recouvre son entourage circonstanciel pour former les esprits, ancrer les corps. En un mot, pour faire œuvre d’apprentissage, lier le personnel à l’universel. Cette valeur exemplaire transparaît tout le long de L’Éducation géographique, que l’on peut aussi parcourir comme une bibliothèque ambulante, où l’on croise, douces sentinelles, William Blake, Du Fu, Virginia Woolf, Emily Dickinson, Sharon Olds ou encore William Shakespeare. Pierre Vinclair, également traducteur, entrelace la lecture de leurs œuvres à des expériences sensibles que le voyage sait récompenser. Il les place ou plutôt les déplace au fil de son itinérance pour qu’ils soient reconnus ailleurs et plus tard.
On ne s’étonnera donc pas de croiser Du Fu, immense poète chinois du viiie siècle, en terres australiennes dans le quinzième poème du recueil. Le poète y déballe une narration à flux multiples : récit de moments, « petits poèmes vacants », qui fonctionnent comme des « diapos » autobiographiques, projetées par intervalles fixes, à destination de ses filles. Sans cesse conscient du décalage temporel et spatial qu’induisent ces faux reportages, Pierre Vinclair ne craint pas de fissurer l’unité du poème. Il ne le dresse pas, il l’adresse. L’effet général fait penser à un collage, par lequel la réalité a été scrutée, puis entaillée dans ses grandes lignes de force, dont il découpe le tracé strophe à strophe. La césure affirme son travail de sape despotique de la versification : les mots trop longs, brutalement cisaillés, font souvent le jeu d’une métrique impaire. Les « anthropo / Logues » côtoient le verbe « anagram / Mait » : l’esthétique bien huilée du rejet laisse ici place à un séquençage pas toujours signifiant en lui-même, mais en aucun cas arbitraire. Pierre Vinclair dé-familiarise, si bien qu’il nous laisse en bouche une langue nouvelle, syllabique, pleine d’accents toniques inconnus, on prononce « balançoi / Re » en s’étonnant d’y trouver un froissement de soie, avant la fermeture rocailleuse du mot un vers plus loin. Surtout, le lecteur – ou plutôt l’auditeur – ne peut jamais céder aux facilités d’une langue qui, à force de gommer son existence sonore, deviendrait purement visuelle, surface miroitante d’images. Ici, à tout moment, un vide déraille, nous réveille, nous dérange parfois. Il suffit d’écouter Pierre Vinclair pour que la performance orale s’exprime dans toute sa portée dramaturgique : une « plénitude, oui mais en mou / Vement, et qui n’est pas tragique ». Le poème s’obtient au prix d’une haute lutte, une « guerre civile », où la simplicité apparente des mots se heurte à leur articulation complexe. Le chant ne cherche aucune résolution, ni sémantique, ni sonore, parce que « vivre est une contradiction ».
Alors, comment ramasser la marée chatouilleuse des souvenirs, que l’image du début et de la fin du poème, cliché d’une plage australienne, désigne sans détour ? Comment, surtout, les relier à une mémoire commune ? Par flux, acceptation du transitoire : la pensée s’écoule à travers les associations nerveuses de faits historiques, citations, remarques personnelles, jugements prononcés à voix haute et phrases murmurées à part soi. Des obsessions surgissent, dans la nudité effarante de leur répétition : ainsi des « Aborigènes », peuple de la trace, d’une existence tenace qui précède de loin. Hommage leur est donc rendu, par cette poésie « aborigène de la prose » mais aussi à travers une collection de peintures, dont il réécrit la légende, comme souvent dans le recueil. Ces deux manières de matérialiser l’absence, d’incarner aussi un refus aux bornes de l’oubli, s’expriment dans ce que je considère comme un véritable génie de l’exposition chez Pierre Vinclair. Le geste de ne rien camoufler, d’étendre la complexité, quitte parfois à violenter l’ensemble, propulse l’artiste en acte.