Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

L’île au bonheur. Hommes, atomes et cécité volontaire de Harry Bernas

Trad. par Nancy Huston

décembre 2022

Issu d’une famille française vivant en Autriche qui put quitter Vienne pour les États-Unis juste après l’Anschluss […], Harry Bernas mêle à son récit le fil rouge de son histoire personnelle, avec son poids entre les lignes de larmes contenues.

Brillant physicien, Harry Bernas a entrepris de déployer l’implacable logique historique qui a mené à la tragédie de Fukushima. Dans un récit à la fois stimulant et terrifiant, il déroule le fil des amours coupables de la recherche fondamentale et du nucléaire militaire à partir de son péché originel, le projet Manhattan.

On y voit passer, penchés sur le berceau de la bombe, un Robert Oppenheimer en Faust doutant mais déterminé, et de grandes figures de la physique (Enrico Fermi, Niels Bohr, Edward Teller, James Chadwick, John von Neumann), sans états d’âme particuliers (il y eut tout de même Józef Rotblat pour rendre son tablier). Un peu avant, en guise de prélude, mais c’était encore le temps de l’« innocence », s’était affairée l’Europe, avec pour la France Frédéric Joliot.

Puis les bombes explosèrent sur Hiroshima et Nagasaki. Sur le moment, beaucoup y virent d’abord une victoire de la science. La communauté des physiciens eut bien quelques remords, mais comme les crédits militaires semblaient illimités, il était tentant de continuer à faire financer ses recherches par ce moyen. Dans une ambiance de surdité volontaire, rares furent les Grothendieck à protester.

Mais au début des années 1950, devant l’urgence à contrer le développement nucléaire militaire de l’URSS, les Américains avaient créé le Strategic Air Command avec ses énormes bombardiers. Mis en appétit, la Navy lança un programme de sous-marins stratégiques. Et comme il fallait un moteur nucléaire pour pouvoir rester tapi sous l’océan pendant des semaines, certains des physiciens qui avaient fait la bombe conçurent celui du Nautilus, le premier submersible à franchir le pôle Nord sous les glaces, en 1958. Cela se passait sous la présidence d’Eisenhower, qui avait compris que le maintien de la toute-puissance américaine passait aussi par le nucléaire civil. Il annonça donc, dès 1953, le programme Atoms for Peace, sorte de plan Marshall nucléaire à l’échelle mondiale, pour couvrir le « monde libre » de centrales – de technologie américaine, bien entendu. Le temps pressait : la solution retenue fut de les « bricoler » en extrapolant à partir du moteur du Nautilus ! Cette faiblesse fondamentale handicape encore de nos jours la quasi-totalité du parc mondial.

Le promoteur principal du programme nucléaire japonais était un aventurier, Matsutarō Shōriki. Ancien homme de main d’extrême droite, ancien chef de la police secrète de Tokyo, magnat de la presse à scandale, introducteur au Japon du baseball et à ce titre sauvé de la potence par les Américains, qui l’aidèrent à monter la première chaîne de télévision commerciale du pays, il se chargea de la campagne d’opinion accompagnant la décision politique du futur Premier ministre Yasuhiro Nakasone. L’opération réussit, laissant le champ libre aux ingénieurs, comme ceux de la Tokyo Electric Power Company, responsables de la centrale de Fukushima. Les alertes ne manquèrent pas, à propos de la conception du réacteur et du choix du site (il suffisait de mettre le nez dans des poèmes du xe siècle pour s’apercevoir que la région essuyait un tsunami tous les mille ans) mais, au nom de la rentabilité, l’arrogance technocratique balayait toutes les objections. On en est là, et même un peu au-delà, avec le risque nouveau qu’illustre la situation des centrales ukrainiennes.

Issu d’une famille française vivant en Autriche qui put quitter Vienne pour les États-Unis juste après l’Anschluss (mais la partie de la famille établie en France n’eut pas toujours cette chance), Harry Bernas mêle à son récit le fil rouge de son histoire personnelle, avec son poids entre les lignes de larmes contenues. Et c’est pour avoir lu le manuscrit en anglais de L’Île au bonheur que l’écrivaine Nancy Huston, pour en hâter l’édition française, a pris sur elle de le traduire. Superbement.

Le Pommier, 2022
312 p. 24 €

Jean-François Dars

Jean-François Dars et Anne Papillault ont longtemps été réalisateurs de films scientifiques au CNRS. Mariant les images aux textes, ils ont aussi publié Voyage avec Stevenson dans les Cévennes et Petits Soldats (Descartes & Cie) ainsi que Les Déchiffreurs, voyage en mathématiques et Le plus grand des hasards, surprises quantiques (Belin).  …

Dans le même numéro

La crise de l’asile européen

Des exilés plongés dans des limbes, contraints de risquer leur vie, une absence de solidarité entre les États, la multiplication des camps, le rétablissement des contrôles aux frontières : autant d’échecs du système européen de l’asile. Face à cette crise, le dossier coordonné par Pierre Auriel refuse à la fois la déploration et le cynisme. Il suggère de composer avec la peur des migrations pour une politique plus respectueuse des droits des exilés. À lire aussi dans ce numéro : l’obligation d’insertion, Michon marxiste ?, ce que Latour fait à la philosophie, la fin des libertés en Russie, et l’actualité de Georges Perec.