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Notes de lecture

Dans le même numéro

Des mots dans la béance

avril 2022

Le dernier recueil Réginald Gaillard, L’Hospitalité des gouffres, publié en 2020 et lauréat des prix Max Jacob et Paul Verlaine de l’Académie française, plonge dans les profondeurs humaines au moyen d’une écriture heurtée et musicale. Les réminiscences homériques et bibliques qui traversent le texte donnent à la voix du poète une force remarquable.

Un recueil de poème n’existe qu’en vertu d’une obsession. Il reprise un même tissu, l’étreint et le froisse, laissant apparaître entre ses plis une vérité d’usure. Réginald Gaillard a choisi de ceindre l’envers du voile, dont l’épaisseur râpeuse dérobe la beauté aux regards. Il dédaigne l’endroit, ne se soucie guère de le rendre seyant pour ses lecteurs. Où habite-t-il, dirait Hölderlin ? Dans des lieux sans apprêts et sans contours. En roman comme en poésie, Réginald Gaillard aime à brasser les voix, auxquelles il a su donner une pleine résonance à travers deux revues, L’Odyssée et Nunc. Son dernier recueil, L’Hospitalité des gouffres, publié en 2020 chez Ad Solem avec une préface de Jean-Yves Masson, a reçu en 2021 les prix Max Jacob et Paul Verlaine de l’Académie française.

Dans la dernière partie du recueil, intitulée « Éléments épars pour un art poétique », Réginald Gaillard nous invite à reconnaître « la musique oubliée des mots qui percent la chair ». Cette musique s’ébroue dans une béance, celle d’un « écartèlement » que le titre martèle et que chaque strophe cisèle. Entre ciel et terre, Réginald Gaillard refuse de choisir. Il lutte à la verticale, écrit en vers libres, qu’il met en mouvement par des effets fréquents de rejet. Nombreuses sont les phrases à expirer avec un léger contretemps. Ce débordement initie une mélodie, alanguie parce que tissée d’échos. Il ne choisit que rarement d’employer des rimes – certaines, internes, sont d’une grâce infinie, telles que la « branche » et la « hanche » d’un vieux figuier. Il leur préfère le charme discret des e muets, qui viennent souvent murmurer la fin d’une strophe. La violence de certains poèmes sourd de manière contenue. Réginald Gaillard a le génie verlainien de l’impair, comme il a l’intuition des contraires.

Ainsi de la première partie, « Kindererszenen » qui fait mousser la vieillesse en écume grise sur les joues des enfants. Ces scènes de prime jeunesse font s’entrechoquer avec une romantique amertume les Chants d’innocence et d’expérience du poète anglais William Blake, cités par Jean-Yves Masson dans sa préface. Loin d’être étonné, l’enfant ne comprend pas et l’adulte ne veut plus comprendre. Son ignorance a le goût du silence. Le doute innerve le recueil, sans aucun système cartésien pour y suppléer. Ce qu’il invoque, dans son hallucination, c’est bien autre chose. Une confiance, un abandon, une renaissance. C’est pourquoi Réginald Gaillard a choisi la voix du poète, qui est une seconde voyance, et non le discours du philosophe.

Son « usage » poétique, et le mot est ici important, héritier sans doute de Paul Éluard, se manifeste contre « l’utilité » : pour les heureux présages de l’inconnu, de la geste lyrique sensuelle grâce à laquelle « tout est là, à portée de main ». Par sensualité, entendons surtout la vision et l’ouïe, qui sont un prélude à l’être. Celles-ci manifestent le jeu trouble de l’absence présente, et inversement. Le regard, d’abord, sur les passants et les passantes, nombreux à traverser le recueil, ainsi cette femme muée en « éclair blanc ». Ce n’est jamais un regard qui scrute, détaille son objet, mais plutôt un regard qui attend, creuse, se heurte au néant : « Je vous le dis, j’irai léger / Les yeux grands ouverts sur le vide. » Le gouffre se matérialise dans son épaisseur sombre, promet autant qu’il ravit puisqu’il est le lieu de l’invisible. Deux temporalités se succèdent dans le recueil sans jamais ou presque laisser au jour la chance de poindre : la nuit, de solitude éblouie, « nuits fleurs de liberté » dans lesquelles le poète trouve un refuge pour créer, et l’aube, pleine de promesses enfuies, aux épithètes homériques brisées : « Voici le matin rose, les doigts amputés  ». Dans ce mouvement d’éclipse, de l’éclat à la pénombre, que la deuxième partie du recueil, « Acédie », esquisse comme une gravure en noir et blanc, palpite un point d’équilibre ou plutôt un point de fuite, dont nous croyons trouver une des clés dans ce distique : « tout est dérobé au regard violeur / sauf à celui qui sonde les cœurs ». La vue réflexive, qui fait signe vers une intériorité détachée du contingent, offre au poète la possibilité d’un acte de foi. Il croit sans avoir vu. Il raconte sans voir. Réginald Gaillard dresse un pont entre les mythes de la Grèce antique et la liturgie chrétienne à travers dix variations éclatantes du « Dies irae ». L’aède n’est pas loin, qui donne corps à la colère d’Achille après la mort de son ami Patrocle. Le plus divin d’entre les hommes pleure un mortel. Dans les grandes étendues arides ayant bu toutes larmes, la douleur s’étale avec force, sans souci de donner forme au chaos. L’épopée homérique insuffle au recueil l’énergie dévorante de l’affront en quête d’une réparation. Cette hybris centrale d’Achille se consume dans sa récitation ; elle est un bûcher funéraire dont le poète récolte les cendres pour s’oindre le front. À travers ce plain-chant, le poète sabre l’air, fuyant les tièdes marchandages pour errer dans le désert où « l’eau brûle le désert de [sa] gorge ».

C’est au plus fort de l’absurde, quand toute promesse semble muette, que sonne le « sifflement de la consolation ». Le poète quitte son ermitage pour s’adresser à son prochain. Ce « tu » véritablement lyrique connaît des métamorphoses, tantôt clochard meurtri, soldat mythique ou femme aimée. Dans la chute d’un vers à l’autre, chacun des « amis abîmés » appelle « au secours ». Le recueil se clôt sur l’ouverture d’une parole qui guérit : « Effata » (Évangile de Marc, 7, 34), adressée par le Christ à un homme sourd. Le gouffre n’est plus cette gorge où le Verbe vient mourir, faute d’être entendu ; il est ce qui donne chair et vie à l’entendement, par son accueil charitable. Il n’est de terre habitée qu’hospitalière. Lorsque l’aveugle tend la main au sourd, une lueur jaillit, celle de l’altérité : « C’est parce que je ne sais rien, / ne vois rien ni n’entends comme les autres / que tout m’apparaît possible, sous un autre jour. » Ainsi naît le poète, d’avoir été écouté.

Réginald Gaillard célèbre la jouissance infinie d’une vacance, « au vide de sa place, / évidence de ma plénitude », qui laisse tout deviner et ne comble rien.


L’Hospitalité des gouffres
Réginald Gaillard
Préface de Jean-Yves Masson

Ad Solem, 2020
128 p. 17 €

Camille Pech de Laclause

Titulaire d'un Master de théorie littéraire à l'École normale supérieure et critique littéraire.

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