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Notes de lecture

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Interdire de voir d'Arnaud Esquerre

Après La Manipulation mentale. Sociologie des sectes en France (Fayard, 2009) et Les Os, les cendres et l’État (Fayard, 2011), Arnaud Esquerre termine une trilogie sur l’État en s’attaquant à la question du pouvoir des images : comment l’État réagit-il devant celles que l’on estime dangereuses ? Est-ce qu’il les accepte, les accompagne, les censure ou bien les supprime ? Dans ce volume, Arnaud Esquerre se centre sur le septième art : « En enquêtant sur le cinéma, l’enjeu est de s’interroger sur la liberté et la limitation de l’expression à partir des effets prêtés aux images filmées dans un État qui se présentait et qui se présente au début du xxiesiècle comme démocratique. »

Pour ce faire, il a assisté aux débats en huis clos de la commission de classification des films. Il en analyse les procédures plus ou moins artisanales, et s’étonne par exemple de constater que, d’une année sur l’autre, il n’y a pas de transmission de savoir aux nouveaux venus. Ce travail d’enquête anthropologique le mène à détacher plusieurs constantes dont deux semblent récurrentes : la comparaison et la mesure.

Bien qu’officiellement honnie, puisque chaque œuvre d’art est censée être, selon l’expression désormais consacrée de René Bonnell, « un prototype », la comparaison reste un outil de choix pour construire une argumentation avant de classer un film, donc de choisir à quel public il peut ou non être montré. La comparaison permet d’induire un rapport entre le film concerné et le genre auquel il est censé appartenir, donc d’inférer ce à quoi s’attend le spectateur, puis d’évaluer l’éventuel écart par rapport à la norme, et ensuite d’effectuer les opérations de classification, ce qui peut, in fine, aboutir à une gradation d’interdiction selon l’âge. Selon le point de vue adopté, on qualifiera cette décision de sanction ou de mesure de protection du public.

La mesure, elle, vise la neutralité par la transformation d’une œuvre en matière quantifiable. L’association Promouvoir pratique cette méthode en invoquant la durée et la fréquence de rapports sexuels simulés ou non, le nombre de mots appartenant à telle ou telle catégorie de langage proférés en quel laps de temps pour réclamer des restrictions de diffusion[1].

Cette « objectivité » de la quantification s’oppose radicalement à une autre démarche, celle qui consiste à rechercher le sens de l’œuvre, voire les intentions de l’auteur. Il en va ainsi dans la note la motivation de classification à propos de Love de Gaspar Noé (2015) : la commission y justifie ainsi le fait qu’il ne soit pas interdit aux moins de 18 ans mais aux moins de 16 ans, avec avertissement « en raison des très nombreuses scènes de sexe non simulées. Toutefois, l’intention narrative de l’auteur […] dépeint une histoire d’amour intense ». C’est également ce respect du sens qui fait que la commission ne veuille juger que la totalité de l’œuvre : il s’agit là de revendiquer la dimension artistique du cinéma.

Cette analyse du fonctionnement de la commission actuelle est complétée par un salutaire historique des grandes étapes de la censure qui n’est jamais plus intéressant que lorsqu’il s’appuie sur une prise en considération du contexte idéologique, « l’aller et retour de la liberté d’expression » selon les époques, et par voie de conséquence, sa fragilité. Il en va ainsi pour l’étude du cas de Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, le film de Jacques Rivette adapté du roman – qui est en vente libre, ce qui donne à réfléchir sur la puissance des images. En 1965, le général de Gaulle s’oppose à la fabrication du film : « Le pouvoir politique a en vue, en effet, le vote des catholiques à l’élection présidentielle. » Arnaud Esquerre détaille les différents soubresauts de cette affaire, jusqu’à la décision du Conseil d’État qui, en 1975, met fin à l’interdiction générale d’exploiter le film, émise en 1966 par le ministre de l’Information Yvon Bourges. Et l’auteur rappelle que la censure exercée sur ce film classé «  Art et essai  » est contemporaine de la floraison de films industriels plus ou moins pornographiques qui envahit les écrans français après 1968, Emmanuelle en tête.

Le renvoi au contexte historique et idéologique permet ainsi de mieux comprendre les grandes étapes de la censure : c’est parce que la Révolution française a doté les municipalités du pouvoir d’interdire des spectacles qu’en 2018, des maires ont pu s’élever contre le placardage des affiches de L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie dans leur ville. Le 11 janvier 1909, une circulaire autorise l’interdiction de tout film représentant une exécution capitale ; vers 1920, la censure dépend du ministère de l’Intérieur, rejoint jusqu’en 1936 par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Parallèlement, l’Église fonde en 1927 un Comité catholique du cinématographe et le journal Choisir propose une « cotation morale » des films. Au début de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement s’inquiète de la diffusion de films « démoralisants » (Le jour se lève de Marcel Carné en 1939) et un arrêté de 1941 mentionne pour la première fois qu’un film peut être interdit au moins de 18 ans. Arnaud Esquerre parcourt ainsi l’évolution qui mène de la censure à la classification, avec, entre autres, la jonction sexualité et violence dans les années 1970, l’arrivée de Promouvoir en 2000 autour du film de Virginie Despentes Baise-moi, cette association ayant comme particularité de demander une classification plus sévère.

À suivre cet historique, on comprend mieux que la censure est fluctuante parce qu’elle est le reflet de l’état des mœurs, de l’idéologie, voire de l’économie d’un pays. Au détour d’une page, l’auteur va plus loin que la description des faits : conséquences économiques d’une décision restreignant le public d’un film (moindre distribution du film dans les salles et programmation moins exposée parce que plus tardive lors d’un passage à la télévision), relativité de la perception de la violence avec un Frankenstein qualifié de film « terrifiant » en 1931 mais qui n’effraie plus grand monde aujourd’hui, donc abaissement du seuil de tolérance aux images violentes. Parfois, l’auteur avance une hypothèse, une intuition qu’il n’exploite pas assez. Ainsi, par exemple, on aurait aimé que, fort de la précision de son travail historico-ethnographique, il aille plus loin quand il lance : « Les images d’actes sadomasochistes sont considérées comme les plus susceptibles de troubler l’ordre de l’état social, car elles montrent qu’une jouissance sexuelle peut être tirée d’actes qualifiables par certains de violents au sens où ils mettent en scène un rapport de domination. » Pourquoi une société s’estime-t-elle aussi menacée par la jouissance d’un asservissement volontaire ? Sur quoi cet usage de la liberté pourrait-il déboucher au plan politique ?

[1] - Voir Louis Andrieu, «  Sexe, limites et censure. Trois cas récents  », dans le dossier «  Puissance des images  », Esprit, juin 2016.

Fayard, 2019
348 p. 20 €

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…

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