
Les violences inaudibles. Récits d’infanticides de Julie Ancian
Chaque année, certaines femmes accouchent seules et dans le secret, puis tuent ou laissent mourir leur nouveau-né quelques heures après la naissance. Ces « néonaticides », ainsi que les qualifie la sociologue Julie Ancian en s’appuyant sur les travaux du psychiatre américain Phillip J. Resnick, sont généralement qualifiés d’inexplicables par la presse lors de leur découverte ou au cours des procès en assises des autrices de ce crime.
C’est précisément des explications à ces actes que Julie Ancian a souhaité apporter dans son livre, au croisement de la biographie des femmes concernées et de leurs interactions avec la société, et une « rationalité » qu’elle a souhaité dégager, sans nier la gravité des crimes. Pour ce faire, elle s’est entretenue pendant près de trois ans avec cinq femmes ayant commis un ou plusieurs néonaticides, pendant leur détention et après leur procès.
Plusieurs traits reviennent dans ces histoires à chaque fois singulières : une éducation durant laquelle la sexualité et la santé reproductive sont taboues ; de multiples violences subies de la part du conjoint, mais aussi parfois des parents, d’où résulte un climat permanent de peur ; une faible estime de soi et, en conséquence, une répugnance à dévoiler son corps au médecin ; une précarité professionnelle et un logement dans un village ou une ville modeste, relativement éloigné des services de santé. Pour reprendre le concept du sociologue Olivier Schwartz, ces femmes vivent une « insécurité cumulative », caractérisée par un rapport faiblement stratégique à l’avenir : la grossesse qui advient, qui n’est généralement pas la première et n’est pas désirée par le conjoint, est vécue comme un événement « catastrophique » qui va rompre un équilibre déjà fragile.
L’autrice souligne aussi comment ces vies sont affectées par des éléments de contexte souvent sous-estimés : la complexité et les risques d’échec liés à la pratique contraceptive, le délai mis parfois à déceler une grossesse, la méconnaissance de certains dispositifs, comme l’avortement médicamenteux ou l’accouchement sous X. Ainsi, selon Julie Ancian, les causes profondes du néonaticide seraient, comme pour l’avortement, le défaut de confiance dans le couple et la précarité économique. La rationalité propre à ce crime serait un « geste ultime » de planning familial.
Ces récits adressés à la sociologue ont permis à ces cinq femmes, soumises pendant des années par leur entourage à un processus de « silenciation », de reprendre la parole sur leur histoire dans le cadre paradoxalement sécurisant de la prison. La description des procès de néonaticides, auxquels Julie Ancian consacre la seconde partie de son livre, souligne combien le récit judiciaire peine, quant à lui, à approcher les mécanismes conduisant à ces actes. Le traumatisme et la honte empêchent les accusées de se livrer ; leurs avocats, pour susciter la clémence, les incitent à se présenter comme des victimes ou favorisent les expertises psychologiques concluant à un trouble du discernement ; une morale familialiste, survalorisant la maternité, pèse sur les débats et les magistrats peuvent être confrontés à des biais de classe, parfois de genre ; ils méconnaissent enfin les enjeux de santé reproductive. La notion de « déni de grossesse », évoquée lors de l’affaire Courjault en 2006 et scientifiquement controversée, vient parfois jeter un dernier voile obscur sur le contexte réel de ces crimes.
La sociologue termine son ouvrage en ouvrant deux réflexions fructueuses. La première concerne la place des conjoints dans ces affaires, dont le fardeau est généralement porté exclusivement par les femmes. Certains d’entre eux sont indemnisés pour préjudice de paternité ou de découverte de cadavre. Mais la fiction de leur innocence se fissure cependant au regard des violences conjugales, de la conscience probable par certains – quoique niée – de la grossesse de leur compagne et, plus structurellement, de leur désinvestissement à l’égard de la contraception.
La seconde réflexion porte sur la qualification de ces crimes. Les néonaticides sont englobés, en France depuis 1994, dans le crime aggravé d’homicide sur mineur de moins de 15 ans, ce qui rend plus difficile l’appréhension de leur particularité et de leurs circonstances. D’autres pays européens ont une approche spécifique de ce crime, comme la Suède, qui évoque par ailleurs dans sa législation la circonstance atténuante de « détresse ». À droit inchangé, Julie Ancian interroge aussi l’usage que les magistrats français pourraient faire dans ces cas de la notion pénale de « contrainte » qui, comme le trouble du discernement ou la légitime défense, est susceptible, sans remettre en cause le crime, d’atténuer la responsabilité du criminel.