
Bouveresse en héritage
Jacques Bouveresse, disparu en mai 2021, est à l’honneur dans le dernier livre de Jean-Claude Monod, La Raison et la colère. Le dialogue philosophique rend hommage à un penseur intransigeant, volontiers sévère envers les inconséquences théoriques de la French Theory, mais qui fut le premier à souligner la nécessité d’une défense de la démocratie qui passe par une défense de la raison.
Jean-Claude Monod rend hommage à Jacques Bouveresse, mort en mai 2021 après une longue et fructueuse carrière philosophique à défendre les droits de la raison dans un milieu philosophique contestant souvent leur légitimité. L’exercice sobre de l’hommage est ici rendu difficile par la relation que Monod a entretenue avec Bouveresse, marquée par l’intimité familiale. Même si La Raison et la Colère présente un portrait touchant et attachant de l’homme Bouveresse, son intérêt tient davantage au dialogue entre les deux philosophes.
Comme Monod, j’avoue d’emblée que l’aspect le plus important de son œuvre, ses travaux sur Wittgenstein et la philosophie analytique, ou encore ses réflexions sur la philosophie des mathématiques et de la logique, dépasse mes compétences philosophiques. Je ne me serais pas senti autorisé à commenter ce livre, s’il ne s’agissait pas d’un hommage philosophico-politique et si Monod n’avait pas pris soin de préciser que « c’est bien le lien problématique entre la philosophie et la politique qui m’est apparu comme le fil rouge de nos échanges et qui fournit aussi ainsi la trame de ce texte ».
L’échange entre Monod et Bouveresse offre ainsi un portrait, certes incomplet mais très intéressant, de l’évolution de la philosophie politique et morale en France au cours des cinquante dernières années. Il y est question de la manière dont un certain héritage intellectuel pourrait nourrir notre réflexion sur le présent.
Un héritage contesté
Bouveresse est connu d’un plus large public pour sa critique sévère et sans compromis de ce qui a été convenu d’appeler la French Theory. Cette appellation rassemble pêle-mêle des œuvres de penseurs comme Derrida, Foucault, Deleuze ou Lyotard, qui ont mené une critique radicale de la modernité et des différents aspects « oppressifs » de la raison moderne. Bouveresse n’a pas manqué une occasion de dénoncer, dans ses premiers ouvrages de satire philosophico-politique, les inconséquences théoriques et pratiques de ce courant1. D’une part, cette « théorie à la française », en contestant les normes de vérité, de rationalité et d’objectivité, conduisait à un relativisme nihiliste qui ne pouvait trouver de justification que dans un historicisme délétère. D’autre part, la remise en question de la rationalité était considérée par Bouveresse comme dangereuse pour la démocratie, qui repose elle-même sur une certaine idée de la raison. Bouveresse, homme de gauche, jugea sévèrement l’inconséquence politique des « nietzschéens de gauche », qui sapaient les principes de la démocratie sans présenter de régime alternatif2. Rétrospectivement, Bouveresse semble appartenir à la génération des penseurs qui ont cherché, en France, à corriger les excès de la pensée radicale des années 1960 et 1970 et ainsi à mieux accorder la philosophie avec les exigences de la démocratie.
Un héritage non reconnu
Bouveresse ne se reconnaîtra pourtant pas dans le combat de cette génération pour la démocratie. Ses jugements sur la philosophie politique des années 1980 et 1990 sont sans appel : il s’agissait là pour lui d’un « conformisme de l’adhésion consensuelle » que Bouveresse, comme le souligne Monod, « trouvait à tout prendre plus écœurante que l’attitude antérieure », soit celle du « conformisme de la subversion ». De la même manière, Bouveresse jugeait supérieur, sur le plan éthique et philosophique, l’engagement critique d’un Sartre ou d’un Foucault à celui des « intellectuels du consensus » comme les « nouveaux philosophes ». Force est de reconnaître que le combat contre le totalitarisme était un combat juste, même si les moyens par lesquels il a été livré peuvent être sujets à critique.
Le jugement de Bouveresse sur cette époque reste sommaire et enfermé dans des clichés. Il n’a pas pris, semble-t-il, toute la mesure du foisonnement des œuvres qui ont tenté de penser à nouveaux frais la nature du régime démocratique. Il ne mentionne jamais les ouvrages de Miguel Abensour, Marcel Gauchet, Blandine Kriegel, Claude Lefort, Pierre Manent, Alain Renaut, Monique Canto-Sperber, Pierre Rosanvallon, et d’autres encore. Il semble partager avec Bourdieu l’idée qu’il s’agit d’une restauration sans perspective critique, réduisant tout l’effort d’une philosophie politique réfléchissant sur la nature et les principes de la démocratie à une pensée épigonale sans originalité ou, pire encore, essentiellement « réactionnaire ». Le jugement sans nuance de Bouveresse sur cette période est d’autant plus surprenant qu’il avait lui-même défendu certaines des idées de ce courant contre les dérives de la « théorie à la française » et que ce fut aussi à cette époque qu’il y eut en France une réception large de la pensée anglo-américaine politique (John Rawls, Robert Nozick, Charles Taylor, Bernard Williams entre autres) d’inspiration plus ou moins analytique. Ce seul fait aurait dû en fait le réjouir, lui qui avait tant tonné contre le « provincialisme » de la philosophie française. Celui qui a souvent critiqué la tendance française à réduire les positions philosophiques à des engagements politiques n’y a-t-il pas lui-même cédé ?
Un héritage à conserver
Le projet philosophique de Monod n’est pas si éloigné de l’inspiration première des maîtres du renouveau de la philosophie politique et morale : il s’agit bien de la défense d’une raison qui a pris conscience de ses limites. C’est dans cette perspective que Monod reproche à Bouveresse de ne pas avoir suffisamment reconnu le potentiel critique, par exemple, d’un Foucault ou de l’anthropologie. S’il faut, à son avis, défendre le rationalisme, ce rationalisme doit être prêt à accueillir l’« autre » ou les « autres » de la Raison. Nous sommes bel et bien engagés dans une « dialectique des Lumières », qui devrait nous conduire à élargir et à enrichir la raison en tenant compte de ses critiques radicales. Ce projet est encore celui de Monod, à la différence près que ce dernier est plus libre à l’égard de la polémique contre la « pensée 68 » qui a marqué la génération précédente.
Dans un texte pourtant critique à l’égard de Richard Rorty, Bouveresse dit partager son affirmation de la « primauté de la démocratie » sur la philosophie3. Comme le souligne Monod, Bouveresse refuse les utopies de transformation radicale au profit d’une approche réformiste et réaliste en politique. Il soutient la nécessité d’user de la raison et de l’argumentation pour régler les différends politiques. Plus encore, il voit dans les procédures de la raison scientifique un modèle pour la discussion politique. Il maintient que tout n’est pas pouvoir et que l’on peut classer les régimes à partir d’un principe de justice qui ne soit pas arbitraire. Malgré ses colères contre les injustices, la mondialisation néolibérale et les inégalités, il accepte toujours les règles du jeu de la démocratie libérale. Sa profonde connaissance de la tradition de l’irrationalisme, de Nietzsche à Gottfried Benn, le rapproche de tous les philosophes politiques des années 1980 et 1990 qui ont compris que la défense de la démocratie passait nécessairement par une défense de la raison. Cet héritage mérite pleinement d’être médité et transmis.
- 1. Voir Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, Paris, Éditions de Minuit, 1984 et Rationalité et cynisme, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
- 2. Voir J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement de ses disciples, postface de Jean-Jacques Rosat, Marseille, Hors d’atteinte, 2021. Sur cet ouvrage, voir Bernard Perret, « Nietzsche, Foucault et la vérité », Esprit, juin 2022.
- 3. J. Bouveresse, « Sur quelques conséquences indésirables du pragmatisme » [1992], Essais IV. Pourquoi pas des philosophes ?, préface de J.-J. Rosat, Marseille, Agone, 2004.
La Raison et la Colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse
Jean-Claude Monod