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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les Noirs de Philadelphie de W. E. B. Du Bois

Trad. par Nicolas Martin-Breteau

juin 2020

W. E. B. Du Bois (1896-1963) est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands intellectuels afro-américains. Pour autant, son œuvre reste encore peu connue en France. Après Les Âmes du peuple noir (1903) publié en 2007 par La Découverte, c’est au tour des Noirs de Philadelphie d’être proposé en langue française par ces mêmes éditions, grâce à une traduction de l’historien Nicolas Martin-Breteau. Publié pour la première fois en 1899, soit quasiment en même temps que Le Suicide d’Émile Durkheim, le livre de Du Bois a été reconnu a posteriori – du fait du peu d’écho dont il bénéficia à sa sortie et de la marginalité académique de son auteur – comme un «  classique  » des sciences sociales.

L’étude de Du Bois est, à l’origine, une commande de l’université de Pennsylvanie et a pour but de mieux guider l’action philanthropique envers les Noirs de la ville. Diplômé de Harvard, dont il est le premier docteur noir, Du Bois enseigne alors dans une petite université noire de l’Ohio. Il part s’installer au cœur du 7e district de la ville, qui concentre une part importante de sa population noire. Son enquête dure quinze mois. Il travaille en tandem avec Isabel Eaton, une étudiante blanche diplômée d’un master de l’université de Columbia, qui traite, pour sa part, des domestiques noirs de Philadelphie, l’une des professions les plus exercées par ce groupe social.

À l’époque, Philadelphie est la quatrième plus grande ville noire du pays. Le quartier que Du Bois étudie concentre une grande pauvreté. Cette dernière s’explique en partie par l’arrivée massive de Noirs en provenance du Sud, le plus souvent rural et où règne la ségrégation, à la suite de la fin de guerre de Sécession et de l’abolition de l’esclavage. À ce contexte s’ajoutent la dépression économique des années 1893-1896 ainsi que la concurrence des immigrants qui débarquent du Vieux Continent.

Comme le rappelle Nicolas Martin-Breteau, « le discours racial dominant aux États-Unis, dans la culture populaire comme scientifique, est [alors] violemment hostile aux races “de couleur”, considérées comme naturellement inférieures aux races dites blanches ». L’un des enjeux de l’enquête de Du Bois consiste à dépasser ce discours et à montrer les capacités de développement des populations de couleur. En cela, il cherche à réfuter les arguments biologiques au profit d’explications reposant sur une analyse de l’environnement de ces populations, rejoignant ainsi les préoccupations des élites afro-américaines de son temps.

L’une des originalités du livre est l’utilisation de « méthodes d’enquêtes novatrices ». La littérature sur les Noirs à la disposition de Du Bois est imprégnée de conceptions racistes, ce que ce dernier attribue à l’absence de scientificité des travaux de ses prédécesseurs. A contrario, Du Bois cherche à être le plus concret possible et s’abstient de théoriser à outrance. Son œuvre est fortement marquée du sceau de l’empirisme, influencé en cela par les enseignements qu’il a reçus lors de sa formation universitaire (en histoire – à Harvard et à Berlin – mais aussi en philosophie – avec William James) et par les enquêtes sociales qui se multiplient à l’époque (comme celle de Charles Booth à Londres).

Les méthodes qu’il emploie relèvent ainsi à la fois de la sociologie, de l’histoire et de l’ethnographie et font de son étude « un ouvrage pionnier en ce qui concerne la technique de triangulation des sources ». Les données récoltées par Du Bois sont très riches et de natures différentes (quantitatives, qualitatives, à différentes échelles de l’espace social et du temps). Le sociologue s’appuie notamment sur un questionnaire très largement administré – et qui se transforme bien souvent en entretien semi-directif – et sur de très nombreuses observations. Il a aussi recours aux archives, dans une perspective historique. Du Bois compare la situation des Noirs de la ville avec celle qu’ils occupent dans d’autres pays, voire avec d’autres groupes, et contribue ainsi à « dénaturaliser […] le prétendu “problème noir” […] en montrant qu’il n’a pas toujours ni partout été pensé ou même existé comme tel ».

Grâce à son enquête minutieuse, Du Bois montre l’influence déterminante de l’environnement – au sens large – sur les Noirs de Philadelphie, en particulier la discrimination raciale dont ils sont les victimes. Il relie cette discrimination aux inégalités économiques dont ils souffrent, puisque les Noirs, même bien formés, sont exclus des meilleurs emplois ou paient plus cher des logements de moindre qualité. Ainsi, comme l’analyse Nicolas Martin-Breteau, « DuBois invite à reformuler le “problème noir” comme un problème blanc […]. En inversant les rapports de causalité, DuBois retourne donc l’hypothèse de départ implicitement proposée par les commanditaires de l’enquête. »

Son livre vaut également pour sa description de la population noire de Philadelphie. Du Bois offre une étude quasi exhaustive de leurs conditions de vie. Il aborde leur démographie, leur niveau d’éducation, leurs emplois, leur santé, en passant par leur vie sociale et leur criminalité. Il restitue bien l’hétérogénéité sociale de cette population (« une ville dans la ville ») et dont les intérêts ne convergent pas nécessairement. Il relève en particulier l’absence de leadership politique des élites sociales noires. Par ailleurs, à la différence de ghettos d’autres communautés immigrées, qui ne sont que transitoires, les quartiers noirs sont relativement étanches pour leurs habitants. Du Bois met par ailleurs en lumière le rôle des Églises noires, au cœur des sociabilités de ces espaces.

La réception des Noirs de Philadelphie ne fut pas à la hauteur de ses qualités. Les thèses avancées par son auteur, à contre-courant du discours dominant de son époque, expliquent en grande partie cet accueil. Si les critiques dans la presse généraliste sont plutôt favorables, c’est grâce aux nuances de l’argumentation de Du Bois, qui insiste sur « le devoir du Noir » dans sa conclusion. Toutefois, outre le « dénigrement », c’est surtout « l’indifférence » qui domine à l’égard du livre, notamment dans les revues universitaires. La carrière de Du Bois après la publication de son enquête en est le reflet. Il n’arrive pas à être recruté par une grande université américaine, mais est embauché par celle d’Atlanta, où il fait la majorité de sa carrière, entrecoupée par plusieurs années au sein de la National Association for the Advancement of Colored People. À Atlanta, il dirige toutefois une série d’ouvrages sur les Noirs qui approfondissent les thèmes explorés dans son livre.

Il faut attendre le centenaire des Noirs de Philadelphie pour que l’œuvre de Du Bois soit réévaluée à sa juste valeur, alors même que celui-ci est mort relativement oublié au début des années 1960 ; son travail ne joue pas le rôle scientifique et politique qu’il aurait pu tenir lors du mouvement des droits civiques. Depuis, ses écrits font l’objet d’études de plus en plus nombreuses et constituent une influence vivante pour la recherche en sciences sociales. Son attention à la complexité des phénomènes sociaux, « la multiplication des angles d’analyse », son interdisciplinarité ou encore sa méthode « relationnelle » justifient en grande partie son actualité. Nicolas Martin-Breteau souligne à raison la dimension politique du travail de Du Bois, bien qu’appuyée sur une forte exigence scientifique. « En définitive, écrit Nicolas Martin-Breteau, Les Noirs de Philadelphie comme l’ensemble de l’œuvre de DuBois réfutent la position selon laquelle il n’y aurait d’objectivité scientifique qu’au prix d’une stricte neutralité politique. »

Cette traduction inédite permet ainsi de (re)découvrir un auteur important des sciences sociales. En elle-même, la démonstration du sociologue est impressionnante, à la fois en termes d’analyse et de collecte de données, ce qui – revers de la médaille – rend parfois certains passages, descriptifs ou statistiques, un peu fastidieux. Soulignons la qualité de l’édition et, en particulier, de l’introduction de Nicolas Martin-Breteau, qui permet de mieux saisir le contexte entourant l’œuvre de Du Bois, tout comme son aspect novateur pour son époque.

La Découverte, 2019
582 p. 27 €

Benjamin Caraco

Docteur en histoire et conservateur des bibliothèques, Benjamin Caraco est chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058) et coordonne la rédaction du site Nonfiction.

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