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Notes de lecture

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Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent… de Frédéric Lordon

mai 2020

« Vivre sans? » : le sous-titre indique déjà la réponse. Alors fallait-il consacrer 300 pages pour démontrer l’impossibilité de toute utopie radicale ? La réponse est oui, car ce livre est l’œuvre d’un intellectuel «  radical-réaliste  ». Un oxymore à première vue. Pourtant, qui n’espérerait avec l’auteur qu’il demeure possible de «  changer la vie  » sans tomber dans l’utopie irréalisable ? S’il s’adresse à première vue à ses camarades gauchistes, sa leçon de politique vaut pour toute la gauche. Le livre s’ouvre sur un travail de philosophie politique critique… des philosophes critiques (Alain Badiou, Jacques Rancière, Giorgio Agamben), soit la déconstruction des théories révolutionnaires qui ont le plus influencé des auteurs comme Julien Coupat ou ceux du Comité invisible. Comme dans ses ouvrages précédents1, Lordon appuie sa critique sur la métaphysique spinoziste, une béquille qui ne vaut que ce que vaut toute métaphysique. Il n’en demeure pas moins que la critique porte.

L’auteur entre ensuite dans des considérations plus concrètes, sans tout à fait quitter l’univers des concepts : « horizontalité » (des relations dépourvues de toute autorité) contre « verticalité », « intransitivité » (définie comme « un régime qui désarme radicalement le schème télique de l’action »), « imperium » (la force du collectif, quel qu’il soit), « citoyennisme » (délibération horizontale, comme les référendums «  citoyens  »), etc. Son cas emblématique est celui de la zone à défendre (Zad) de Notre-Dame-des-Landes – avant sa remise au pas. Lordon n’a pas de mal à montrer que les zadistes ne sont pas des individus « désidentifiés », s’ébrouant dans l’intransitivité. Ils sont au contraire caractérisés par une forte « homogénéité passionnelle, désirante », sans quoi ils ne tiendraient pas ensemble. Ils sont déjà trop nombreux, néanmoins, pour empêcher l’apparition de certains clivages (comme entre éleveurs et anti-spécistes). De même, les rêves anarchistes des zadistes sont contredits par les faits : s’il n’existe pas une police au sens strict, la Zad demeure policée, comme toute collectivité, par son « imperium », en l’occurrence un ensemble de règles, explicites ou non, imposées par le groupe. Enfin, et ces dernières remarques sont les plus dévastatrices : d’une part, aucune Zad n’existerait sans un environnement capitaliste qui lui fournit les outils, etc., indispensables (pas d’autonomie sans la capacité de produire ses propres moyens de production) ; d’autre part, la vie dans la Zad impose un certain ascétisme. La démonstration est donc faite que le modèle Zad, quels que soient ses mérites, n’est ni soutenable ni généralisable. Quant aux cas du Chiapas et du Rovaja, autres exemples «  positifs  » envisagés dans le livre, ils ne sont soutenables qu’aussi longtemps que leur environnement les tolère et seraient bien incapables d’offrir à leurs membres un niveau de vie acceptable par la majorité de la population des pays riches.

Lordon aborde également des exemples négatifs. Sans s’attarder ici sur les conséquences catastrophiques de la Révolution culturelle chinoise au plan humain (l’épuration sauvage, la famine), on retiendra surtout la contradiction qui la caractérise. Alors que l’objectif de Mao était de sauver le communisme en libérant les masses de la dictature du Parti (objectif d’horizontalité), l’énorme énergie qui s’est déployée à ce moment n’a été rendue possible que par les encouragements et la caution de Mao, « verticalité suprême ». Autre échec, celui de Syriza, que Lordon extrapole à ce qu’aurait pu réaliser un gouvernement La France insoumise si Mélenchon avait gagné les présidentielles. Il n’a pas de mal à montrer que les déterminismes économiques (la crise de confiance qui pèse immédiatement sur les taux d’intérêt et la dette) et la force des institutions au sens large (médias, haute administration) sont tels que les gouvernements élus sont obligés de rentrer dans le rang. Pour passer outre, il faut décréter immédiatement la nationalisation immédiate des banques et des médias ainsi que le contrôle des changes, ce qui revient à instaurer la dictature du prolétariat ou, si l’on préfère, de la majorité postulée victime du néolibéralisme. Lordon ne manifeste pas d’états d’âme à cet égard : « La dictature du prolétariat, ou dictature de la majorité, n’est rien d’autre que la démocratie ramenée à son concept. » Il considère en effet que la « dérive psychique du capital », la chosification des «  ressources humaines  », le mépris des dominants envers les masses, leur impunité, leur absence totale de sentiment de culpabilité, bref leur « sociopathie » enterrent désormais tout espoir d’une évolution pacifique sur le mode social-démocratique. Sa seule inquiétude concerne le soutien populaire du gouvernement révolutionnaire : « Sans grève générale, rien. » Il faut en effet un « nombre écrasant pour que la “dictature du prolétariat” ne dégénère pas en en guerre civile, donc en dictature tout court ».

Mobiliser le plus grand nombre, la difficulté de tout programme révolutionnaire est en effet bien là. Malgré l’accent mis sur la révolte des Gilets jaunes, l’auteur ne semble guère croire que la révolution espérée soit pour demain. Et s’il a disqualifié le modèle des Zad comme non généralisable, la nouvelle organisation «  macroscopique  » présentée par Bernard Friot, reprise dans le livre, semble encore moins réaliste et ce justement parce qu’elle est censée s’appliquer à l’ensemble de la société2. Quoi qu’en dise Lordon, on ne voit pas quel rapport de force pourrait imposer une socialisation totale du produit et une répartition des revenus individuels selon «  quatre niveaux de salaire inconditionnel à vie, dans un rapport de un à quatre entre le minimum et le maximum  ».

 

  • 1.  À commencer par Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.
  • 2. Voir Bernard Friot, Émanciper le travail, Paris, La Dispute, 2014.
La Fabrique, 2019
304 p. 14 €

Michel Herland

Michel Herland est professeur honoraire des universités. Il dirige le journal en ligne Mondes francophones. Il est notamment l’auteur des Lettres sur la justice sociale à un ami de l'humanité (Le Manuscrit, 2006) et du roman La Mutine (Andersen, 2018).

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