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Notes de lecture

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Une si douce accoutumance. La dépendance aux bulles, cases et bandes dessinées de Frédéric Chauvaud

Préface de Pascal Ory

juil./août 2021

La bande dessinée permet de réfléchir sur la condition humaine et de vivre, par procuration, toutes sortes d’émotions, négatives ou positives, de l’esprit de vengeance à l’extase.

Il n’avait jamais été question d’addiction à la bande dessinée. Frédéric Chauvaud, bien connu en histoire de la criminalité et du corps brutalisé, s’y lance avec brio, mais tout en douceur.

Il distingue deux grands types de personnes dépendantes : les auteurs et les lecteurs. Les créateurs sont des passionnés qui s’enchaînent à leur création. Corto Maltese ne peut vivre sans Hugo Pratt ; Lucky Luke sans Goscinny ; l’inverse est difficile aussi. La vie des artistes est orientée par leur art : « La bande dessinée, produit culturel, est, si l’on voulait exagérer, une passion dévorante qui conduit du plaisir à une forme de compulsion. » Il faut dire que l’élargissement du lectorat n’a d’équivalent que l’abondance des titres. Frédéric Chauvaud s’intéresse particulièrement à la bande dessinée franco-belge. Le seuil des 5 000 titres a été dépassé en 2018 et, en trente ans, le nombre d’albums a été multiplié par huit. La boulimie du lecteur peine à suivre.

C’est sans doute face à cette concurrence que les éditeurs ont trouvé la parade qui provoque l’addiction : la série. Jouant sur la familiarité et sur l’attente, les périodiques placent les lecteurs en état de suspension. Les témoignages ne manquent pas de cette poussée de fièvre qui agite les jeunes filles lectrices de La Semaine de Suzette entre 1905 et 1925, les jeunes de l’époque Pilote (1959-1974) ou les adultes amateurs de À suivre (1978-1997). Quand viennent les albums, les séries ne cessent pas, d’autant qu’il paraît sur le marché tout un flot de produits dérivés. Les albums Astérix, Tintin, avec plus de 400 millions d’exemplaires et quelques dizaines de titres, mènent la locomotive des ventes.

La bande dessinée permet de réfléchir sur la condition humaine et de vivre, par procuration, toutes sortes d’émotions, négatives ou positives, de l’esprit de vengeance à l’extase. Le 9e art est un bon moyen de sortir de son enfermement, de son obsession… ou d’y rentrer. La matière graphique est elle-même addictive. Les produits de l’addiction – l’alcool, le tabac, les drogues, le sexe – sont d’ailleurs très présents auprès des toxicos de fiction, dont les vingt et un états d’ivresse du capitaine Haddock. Les héros – gloire nationale, personnage emblématique, homme providentiel ou femme fatale – font naître des désirs, provoquent des besoins et conduisent au transfert de personnalité. Héros positifs ou négatifs, la chaîne est longue : le fan de BD « ne peut passer à côté de Bécassine, Tintin, Astérix, Spirou, Gaston Lagaffe, Corto Maltese, Blueberry, Adèle Blanc-Sec… et toute la galaxie des superhéros, allant de Batman au Surfer d’argent ». Mais notre auteur manifeste une étrange fascination pour le « chevalier du mal », Choc, l’ennemi ingénieux et impitoyable de Tif et Tondu.

La composition de la BD elle-même – une succession de cases, de traits, sur un rythme échevelé et un parfum d’aventure – entraîne dans un enfer ou un paradis, selon le scénario. Car l’aventure est le frisson de la vie et le sang de la BD. Même de la « BD du réel ». La violence des hommes comme des éléments fait souvent avancer l’action et l’histoire racontée s’alimente de ces anéantissements successifs. La guerre de 1914-1918, ce « linceul fuligineux », en est un bon exemple.

Par cette démonstration bien documentée, Frédéric Chauvaud souligne cette dépendance à l’imaginaire graphique qui s’installe à la lecture des BD : « bédéistes » et « bédéastes » sont des intoxiqués volontaires. Heureusement, l’accoutumance est douce.

Le Manuscrit, 2020
276 p. 25 €

Didier Nourrisson

Ancien élève de l'École normale supérieure de l'Enseignement technique et agrégé d'histoire, Didier Nourrisson enseigne l'histoire contemporaine à l'université Claude-Bernard Lyon I. Chercheur, il s'intéresse aux addictions (boisson, tabac, drogue) et particulièrement à l'histoire des pratiques et des comportements de santé. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages remarqués sur ce sujet, notamment C

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Politiques de la littérature

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