
La quête nucléaire de l’Iran de Marie-Hélène Labbé
Si un nouveau régime devait s’installer à Téhéran, comme c’est probable à terme, il réclamera […] le droit à « la souveraineté nucléaire ».
Le défi posé par la volonté de l’Iran de promouvoir un programme nucléaire à finalité potentiellement militaire est un problème complexe, traité parfois de façon réductrice. L’ouvrage publié par Marie-Hélène Labbé, spécialiste reconnue des questions nucléaires, offre une analyse claire, dense et parfois quelque peu engagée des enjeux de la « quête nucléaire de l’Iran » et de la façon dont la communauté internationale a répondu à ce défi.
Comme le note l’auteure, ce programme vient de loin. Dès les années 1970, le chah d’Iran affiche sa volonté de doter le pays d’un programme nucléaire à finalité civile mais potentiellement militaire. Face à la méfiance des États-Unis du président Carter, il se tourne vers la France qui développe une coopération étroite dans ce domaine sensible, en lui permettant notamment de prendre une participation dans le projet Eurodif d’usine d’enrichissement d’uranium. Les motivations sont claires : assurer la sécurité de l’Iran face à la menace extérieure, qu’elle soit arabe ou soviétique ; donner à son pays, riverain d’un golfe qui ne peut être que Persique, le statut de puissance au moins régionale. Arrêté par l’imam Khomeiny, ce qui provoquera un âpre contentieux avec la France, le programme est repris après le traumatisme de la guerre déclenchée par Saddam Hussein.
Comme le fait observer Marie-Hélène Labbé, l’Iran a triché et menti. L’existence d’un programme suspect d’enrichissement est révélée au début des années 2000. À l’initiative de la France, une négociation s’engage entre l’Europe et l’Iran, mais sans les États-Unis ; elle conduit à un accord en octobre 2003, qui prévoit la suspension des opérations d’enrichissement contre la fourniture de technologie nucléaire civile. Mais le programme connaît une accélération avec l’arrivée au pouvoir du président Ahmadinejad en 2005. Cependant, les volontés conjuguées du président Obama et du président Rohani, élu en 2013, permettent de relancer les négociations, qui aboutiront à l’accord du 14 juillet 2015 : celui-ci vise à s’assurer que le programme nucléaire a bien une finalité civile, étant entendu que les sanctions onusiennes, européennes et américaines seront levées. La dénonciation par le président Trump en mai 2018 de ce « pire accord jamais conclu », contribue à une politique américaine de « pression maximale » qui culminera avec l’élimination par drone du général Soleimani, chef de la force al-Qods, provoquant une forte tension dans le Golfe.
On pourra observer cependant que la politique américaine menée depuis 2018 a eu pour l’instant plus d’effets pervers que de résultats positifs. Elle a provoqué l’isolement de Washington, notamment au Conseil de sécurité ; elle a contribué à la reprise progressive du programme nucléaire iranien, hors du cadre de l’accord de 2015 ; elle a renforcé le camp des éléments les plus durs en Iran, comme en témoignent les élections législatives de février 2020 ; elle a accentué l’influence non seulement économique mais également politique de la Chine, avec la perspective annoncée de la négociation d’un accord stratégique ; enfin, elle a entamé la crédibilité des États-Unis, qui ont dénoncé, dans des conditions juridiques et avec une argumentation discutables, un accord qui était jusqu’alors respecté par l’Iran.
Dans le dernier chapitre, l’auteure mène une réflexion intéressante sur « le rôle pour l’Iran dans le monde de demain », au cours de laquelle elle essaie de décrypter les grandes orientations de sa stratégie : la recherche d’un rôle mondial, l’affirmation d’un leadership sur le monde chiite, la volonté de projeter son influence sur le Moyen-Orient arabe, le développement de relations avec la Russie et les puissances asiatiques, notamment la Chine.
Cette analyse reflète largement le point de vue des « croisés » de la lutte contre la prolifération et met en cause de façon injustifiée un ancien ambassadeur de France en Iran. Elle appelle quelques réflexions complémentaires. On notera que cette stratégie d’influence a bénéficié des opportunités que l’Iran s’est empressé de saisir. La première d’entre elles a été l’intervention américaine de 2003 qui lui a fait un double cadeau : elle l’a débarrassé de Saddam Hussein et de sa politique agressive, qui était la menace principale qui pesait sur lui ; elle a mis en place à Bagdad, au nom de la promotion de la démocratie, un gouvernement chiite dont de nombreux responsables sont étroitement liés au pouvoir iranien. Par ailleurs, le risque de déstabilisation du régime baasiste en Syrie, son allié stratégique, par des opposants aidés par les États-Unis et certains pays européens l’a conduit à intervenir militairement à travers l’envoi de la force al-Qods et de milices chiites armées et financées par ses soins. Enfin, l’Iran se pose également en soutien vigilant des communautés chiites au Liban, au Bahreïn, au Yémen ou en Arabie saoudite.
La relation entre Israël et la République islamique présente un caractère complexe. Sont-ils de « faux ennemis » ? En fait, les deux pays sont déjà depuis longtemps engagés dans une guerre de l’ombre, qu’il s’agisse de la disparition de scientifiques iraniens, d’« incidents » ou de cyber-attaques du type Stuxnet sur des sites nucléaires. Israël, en affirmant sa détermination à éradiquer le Hezbollah, notamment en 2006, a mené à plusieurs reprises une guerre par procuration avec Téhéran. Plus récemment, cette guerre est devenue ouverte, avec des attaques régulières depuis deux ans sur des cibles iraniennes en Syrie.
À bien des égards, cette obsession de la sécurité de la République islamique et cette affirmation de la puissance sont dans la continuité de la politique déjà menée par le régime du chah. Si un nouveau régime devait s’installer à Téhéran, comme c’est probable à terme, il réclamera également le droit à « la souveraineté nucléaire ». La quête nucléaire de l’Iran est ainsi loin d’être terminée.