Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Le sacre de l’authenticité de Gilles Lipovetsky

octobre 2022

Gilles Lipovetsky propose ici une étude sur la « culture de l’authenticité » développée au sein de notre société moderne. Une culture qu’on reconnaît notamment au riche vocabulaire de la transparence et de l’opacité, développé au fil des siècles, par lequel s’affirme un souci de fidélité à soi.

Lipovetsky distingue trois phases dans l’ascension de cette culture. La version initiale, affirmée depuis le xviiie siècle par des penseurs qui, comme Rousseau, osent se présenter tels qu’ils sont, est réservée à une élite et se définit contre le conformisme des masses. Dans les années 1960 et 1970, la contre-culture permet à des foules de rallier ce non-conformisme. Enfin, à la suite de la disparition de l’ennemi d’hier, on assiste au triomphe de la culture de l’authenticité : « “Être soi-même” est devenu la norme, et la non-conformité un idéal et un mode d’être valorisé. » L’authenticité est alors traitée comme une « panacée », une « religion », un « instrument de salut », etc.

C’est sur cette troisième phase que porte essentiellement le livre. Si les phases antérieures sont fréquemment évoquées, c’est pour faire ressortir, par un jeu de contraste, ses traits distinctifs. L’auteur est donc porté à les accentuer : un individualisme sans limites caractériserait notre société. Ainsi, la reconnaissance sociale du transsexualisme indiquerait que « l’idéal d’authenticité a fait sauter toutes les limites […] au droit à l’autodéfinition personnelle » (un diagnostic que dément pourtant déjà le fait, relevé par Rebecca Tuvel, que nous sommes infiniment moins portés à accepter les autodéfinitions lorsqu’il est question de l’identité dite raciale1).

Dans plusieurs passages de son analyse du monde actuel, Lipovetsky laisse de côté le contraste avec la première phase. Il propose alors un portrait bien plus nuancé de la place de l’authenticité dans nos vies (par exemple, lorsqu’il note que la fraude du constructeur automobile Volkswagen, grâce à des dispositifs visant à dissimuler des émissions polluantes, n’a guère affecté ses ventes). Mais ces analyses ponctuelles ne l’amènent pas à remettre en question l’hypothèse historique qui offre le cadre d’ensemble à sa réflexion.

L’absence d’ennemi de l’authenticité transformerait drastiquement la signification de cette dernière. Naguère, celui qui suivait la voie de l’authenticité était animé par une « exigence intérieure d’adéquation à soi », par le souci d’« émancipation par rapport au jugement d’autrui ». Celui qui, aujourd’hui, croit suivre cette même voie, en fait, « se regarde avec les yeux des autres, s’aligne sur la pratique des autres ». L’éthique de l’authenticité a laissé place à une rhétorique de l’authenticité, via la manipulation de ce qui donne un « parfum d’authenticité », par exemple l’emploi du « registre émotionnel ». Cette rhétorique paie : ainsi, aux yeux de plusieurs, Donald Trump, pourtant menteur invétéré, semble, en raison de son style provocateur (qui « fait vrai »), « dire les choses telles qu’elles sont », « exprimer tout haut ce que tous pensent tout bas ». Naguère, celui qui se montrait tel qu’il était devait affronter la réprobation sociale, qui constituait une mise à l’épreuve de son caractère. La culture de l’authenticité était donc synonyme de « sacrifice » et d’« ascèse ». Celui qui proclamait à la face du monde sa vérité intérieure, entreprenant une « épopée virile », démontrait son « héroïsme ». Aujourd’hui, en raison de l’absence d’opposition, le non-conformisme de masse se confond avec le conformisme de masse. Par un retournement dialectique, le monde dans lequel l’éthique de l’authenticité triompherait serait tout aussi bien celui de sa perte. Une authenticité qui ne coûte rien, nous dit au fond Lipovetsky, ne vaut pas grand-chose. Le portrait qu’il nous propose, par moments, rappelle le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley : un monde dénué du sens du drame, dans lequel l’engouement pour l’authentique (pour les ruines historiques visitées par les voyageurs, pour les vêtements vintage, etc.) est au fond au service de jeux de rôle divertissants.

Au cœur de l’argumentaire, donc, une hypothèse historique : on serait passé de la répudiation de l’authenticité à sa célébration. À cette hypothèse, on objectera d’abord qu’on continue de nos jours à prendre la pose de l’individu héroïque affrontant la société conformiste. Ainsi, on recourt volontiers, au sein de l’alt-right, à l’analogie (tirée du film Matrix) de la pilule rouge et de la pilule bleue, la première étant choisie par ceux qui sont prêts à apprendre une vérité troublante sur le monde qu’ils habitent, la seconde par ceux (les médiocres normies) qui préfèrent stagner dans un mensonge heureux.

Par ailleurs, les récits épiques racontés naguère par les héros de l’authenticité, sur la répudiation qu’ils ont dû affronter, rendent-ils bien compte de leurs péripéties ? Pensons au récit dramatisé, raconté par Freud, de l’opprobre généralisé qu’aurait suscité la théorie analytique et dont il aurait personnellement payé le fort prix. Bien des historiens l’ont montré, la réception de cette théorie fut en réalité bien plus bienveillante. Freud revêtait les habits du paria parce qu’il pouvait ainsi se présenter comme un modèle d’authenticité et présenter la psychanalyse comme une voie permettant d’atteindre une transparence jusque-là insoupçonnée (il « avait mis au point, s’écriait Kenneth Burke, une méthode pour être franc2 »). Voilà qui lui permettait d’indiquer à ses lecteurs qu’ils pouvaient à leur tour, en reconnaissant la véracité de la théorie analytique, emprunter cette voie brave de la transparence : s’ils parvenaient à « surmonter [en eux-mêmes] une hostilité instinctive3 » contre sa théorie, ils pourraient vaincre les résistances qui les empêchaient de voir clair en eux-mêmes. En deux mots, le rejet universel suscité par les vérités repoussantes qu’il présentait au monde signalait leur authenticité et leur valeur.

Freud marchait sur un sentier bien tracé. Rousseau avait critiqué Montaigne qui « faisant semblant d’avouer ses défauts, a grand soin de ne s’en donner que d’aimables4 ». Ses propres aveux seraient choquants, donc vrais. En mettant en scène ses aveux comme des aveux ne pouvant être reconnus, il suggérait qu’il était parvenu à se libérer de la dépendance mortifère au regard des autres. L’habileté remarquable avec laquelle cette revendication paradoxale était mise de l’avant (par Rousseau, Freud et bien d’autres) montre bien que, même durant la première phase, l’individu affirmant communiquer sa vérité ne manquait pas de se regarder avec les yeux des autres.

Autrement dit, la rhétorique de l’authenticité que Lipovetsky déplore dans sa description de la troisième phase était présente dès la première. Aurait-il pu en être autrement ? L’individu se suffisant à lui-même est un mirage que notre société individualiste se donne à elle-même. Et on ne reconnaît pas la présence de l’authenticité comme on reconnaît la présence d’une table. Ce qui est authentique est sujet à interprétation. Aussi ne peut-on pas manquer de s’indiquer les uns aux autres les signes auxquels reconnaître l’authenticité : non seulement la répudiation sociale, mais aussi l’expression émotionnelle et maladroite, apparemment plus spontanée (nous sommes, par exemple, portés à croire que les propos désordonnés du patient de la cure analytique qui se livre à la libre association révèlent davantage sa pensée que ceux qu’il tient dans d’autres contextes). Une fois ce code établi, des gens ne manqueront pas de produire ces signes afin de persuader leurs interlocuteurs de l’authenticité de ceci ou cela.

L’hypothèse de la transition historique proposée par Lipovetsky suppose que la culture de l’authenticité initiale a émergé d’actions purement solitaires. La présence, dès la première phase, de cette rhétorique saturée d’idéaux et de modèles d’héroïsme ne nous rappelle-t-elle pas simplement, au fond, que cette culture de l’authenticité était déjà une culture ?

  • 1. Voir Rebecca Tuvel, « Pour défendre le transracialisme », trad. par Vincent Duhamel, Les Ateliers de l’éthique, vol. 12, no 2-3, automne 2017, p. 100-119.
  • 2. Kenneth Burke, “Freud and the analysis of poetry” [1939], dans The Philosophy of Literary Form: Studies in Symbolic Action, Berkeley, University of California Press, 1974.
  • 3. Sigmund Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse [1915], édition sous la dir. de Jean Laplanche, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 10.
  • 4. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions [1782], édition de Raymond Trousson, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 672.
Gallimard, 2021
432 p. 22,50 €

Jean-Baptiste Lamarche

Docteur en histoire, il a publié La Grammaire intérieure. Une sociologie historique de la psychanalyse (Liber, 2016).

Dans le même numéro

Il était une fois le travail social

La crise sanitaire a amplifié et accéléré diverses tendances qui lui préexistaient : vulnérabilité et pauvreté de la population, violence de la dématérialisation numérique, usure des travailleurs sociaux et remise en cause des mécanismes de solidarité. Dans ce contexte, que peut encore faire le travail social ? Peut-il encore remplir une mission d’émancipation ? Peut-il s’inspirer de l’éthique du care ? Le dossier, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, mène l’enquête auprès des travailleuses et travailleurs sociaux. À lire aussi dans ce numéro : le procès des attentats du 13-Novembre, les nations et l’Europe, l’extrême droite au centre, l’utopie Joyce et Pasolini, le mythe à taille humaine.