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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les droits de l'homme rendent-ils idiots ? de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère

juin 2020

Pourquoi prendre aujourd’hui la défense des droits de l’homme ? Ces principes sont pourtant considérés comme inaliénables, intangibles et font l’objet d’une reconnaissance institutionnelle. Quels peuvent bien être les périls auxquels ils se trouvent exposés ?

L’une des vertus de cet ouvrage consiste en la présentation d’un certain nombre d’attaques dont la cible commune se trouve être les droits de l’homme. Ces attaques, bien que de provenances diverses, participent toutes à une fragilisation de ce au nom de quoi nous revendiquons la sûreté des gouvernés, critiquons les gouvernements abusifs et œuvrons aux différentes avancées sociales. Au lieu de constituer des recours essentiels et utiles à la critique des différentes «  démocratures  » contemporaines, les droits de l’homme font paradoxalement l’objet de reproches. On les accuse tantôt d’être des freins à l’efficacité gouvernementale, tantôt de constituer le répertoire de toutes les naïvetés droits-de-l’hommistes de ceux qui n’ont pas compris les règles de la politique réelle, telle qu’elle se pratique et dont l’appel aux principes prend plus la forme d’un radotage incantatoire que d’une anamnèse bienvenue.

On accuse également les droits de l’homme de favoriser, voire de justifier le néolibéralisme. Le néolibéralisme d’une société de marché ne serait que l’approfondissement théorique et la réalisation effective de l’individualisme libéral des origines. Par leur caractère absolu et sans concession, les droits individuels ne feraient que promouvoir la figure d’un mauvais citoyen uniquement soucieux de ses propres intérêts. « Le sujet de droit est-il un mufle? » Une telle interrogation n’est-elle pas devenue légitime ? Il arrive souvent qu’on impute aux droits de l’homme les incivilités dont nos sociétés sont parfois le théâtre. Ces mêmes droits seraient devenus des facteurs de déliaison sociale. De l’individualisme juridique protecteur de chacun à l’égoïsme autocentré oublieux des autres, il y aurait continuité.

Selon les reproches, les détracteurs ne sont pas les mêmes. Les adeptes d’une « démocratie sans droits » défendent la possibilité théorique et la consistance pratique d’une démocratie «  illibérale  », qui se définirait par la seule expression et réalisation des vœux populaires, d’autant plus démocratique qu’elle serait en mesure de supprimer les médiations institutionnelles nécessaires à la protection des droits. « La démocratie sans droits n’est pas une démocratie. La volonté majoritaire des électeurs, telle qu’exprimée dans les urnes, n’est pas le seul critère de la démocratie; elle n’est qu’une conséquence de ces critères premiers que sont l’égalité des droits et la liberté de tous. » C’est parce que les hommes sont égaux qu’ils sont tous en droit, sans exception, de participer à la concertation et aux prises de décisions. C’est la reconnaissance de cette égalité primordiale qui légitime le fait majoritaire et non le fait majoritaire qui se trouve en mesure de garantir la protection des droits de chacun. Il est de ce fait nécessaire d’assurer le caractère extérieur de nos droits vis-à-vis de la loi du nombre. Toute décision, même voulue par la majorité la plus qualifiée, qui porterait atteinte aux droits individuels ne peut être dite démocratique. Une démocratie qui n’assurerait pas l’extériorité, l’irréductibilité des droits à la loi du nombre ne peut que porter atteinte à ceux qui n’adhèrent pas aux options de la majorité. C’est pourquoi une telle démocratie favorise l’exclusion des minorités. Une démocratie qui garantit les droits de la minorité met des bornes à son action puisque sa volonté n’a pas affaire qu’à elle-même, elle se voit opposer les droits de l’homme qui ne peuvent jamais dépendre ni être déduits des décisions fluctuantes, donc contingentes, des majorités successives et des gouvernants.

Il est donc étonnant d’assister aujourd’hui à un retournement. Le dépassement et la dénonciation du fait totalitaire semblaient avoir mis fin au procès des droits de l’homme dénoncés comme représentation idéologique au service des égoïsmes bourgeois. Pourtant, les droits de l’homme sont critiqués au nom de la démocratie, entendue comme capacité du peuple à faire bloc, à éprouver son homogénéité et à ne pas tenir compte de ce qui en lui n’adhère pas aux aspirations majoritairement adoptées. Or l’unité du peuple n’est pas son homogénéité. Les deux auteurs soulignent que, pour Claude Lefort, la démocratie associe en elle-même « deux principes apparemment contradictoires: l’un que le pouvoir émane du peuple; l’autre qu’il n’est le pouvoir de personne. Mais elle ne vit que de cette contradiction: si un parti prétend s’identifier au peuple, la démocratie se trouve menacée ». Un peuple étant une société et non un bloc, toute homogénéité irrespectueuse des droits de chacun est une atteinte aux droits de l’homme. Parce que les hommes sont égaux, nul d’entre eux ne peut prétendre détenir le droit de gouverner son semblable. C’est pourquoi l’affirmation de la souveraineté populaire doit être entendue comme un principe de garantie et non un principe de gouvernement.

Les droits de l’homme ne sont certes pas une politique au sens où il serait possible d’en dériver l’agenda des politiques publiques. On peut leur reprocher leur caractère abstrait, dissocié de toute contingence circonstancielle. Un tel reproche repose, malgré tout, également sur un malentendu. Leur abstraction, leur universalité sont les conditions mêmes de leur efficience. Les droits de l’homme « sont la matrice symbolique d’un régime fondé sur la légitimité d’un débat fondé sur le légitime et l’illégitime –débat nécessairement sans garant et sans terme. » Ainsi que le soulignent les auteurs, les droits de l’homme ne sont ni des dogmes, ni en mesure de nous indiquer quels sont les modes de vie souhaitables. « Ils énoncent les conditions qu’un régime doit respecter pour mériter le nom de démocratie, c’est-à-dire pour être la forme politique d’une société d’hommes libres et égaux. » Ainsi, considérer les incivilités et la dégradation des mœurs comme suites logiques des droits de l’homme revient à confondre ces derniers avec une défense absolue des prérogatives de l’individu. Les droits de l’homme sont porteurs d’une exigence de réciprocité qui, par elle-même, ne peut encourager un individualisme absolu. De même, on ne peut reprocher aux droits de l’homme de conduire au néolibéralisme réduisant la société à un marché dans lequel chacun ne serait plus que « l’entrepreneur de soi ». Ces deux procès sont le fruit de malentendus.

Cet ouvrage a le mérite de déconstruire un certain nombre de liens et de filiations autant politiques que théoriques. En effet, la défense des droits de l’homme doit opérer sur deux fronts. Sur le front politique, elle dénonce l’érosion dont ces derniers font l’objet de la part des tenants d’une démocratie plus radicale et plus efficace. Sur le front intellectuel, elle s’attache à réfuter les malentendus théoriques associant abusivement les droits de l’homme au néolibéralisme ainsi qu’aux dérives de l’individualisme contemporain.

Seuil, 2019
112 p. 11 €

Émeric Travers

Émeric Travers est agrégé de philosophie et docteur en science politique.

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