
La Conversion de Guillaume Portail de Bertrand Méheust
Que se passerait-il si le parangon du capitalisme mondial se convertissait à la décroissance ? Telle est la question à laquelle répond Bertrand Méheust tout au long de ce roman jubilatoire. Jubilatoire en effet, car si la cohorte des dystopies contemporaines nous amène jusqu’aux décombres politiques, écologiques et moraux de notre monde hyper-moderne, La Conversion de Guillaume Portail prend acte du péril et nous en sauve !
Comment l’homme le plus riche du monde – Guillaume Portail : traduction française de Bill Gates… – peut-il soudain s’en prendre au système qui l’a nourri ? C’est que, comme son improbable patronyme le laisse entendre, Guillaume Portail de Kervasdoué descend d’une vieille famille d’aristocrates chouans émigrés aux États-Unis pendant la Révolution… Comme il a été éduqué dans le mépris de l’argent et des affaires, le succès croissant de ses entreprises l’a poussé dans la dépression quand les médias l’ont porté au sommet de la fortune. Et que propose la culture américaine aux milliardaires tourmentés par leur propre réussite ? L’humanitaire. Mais sa propre fille, Maryvonne Portail de Kervasdoué, étudiante à la Sorbonne et écologiste militante, est devenue sous un nom d’emprunt l’égérie du mouvement zadiste de Notre-Dame-des-Bruyères… Elle entreprend de le convaincre des méfaits politiques du mécénat, qui justifie le capitalisme sans modifier sa logique mortifère. Par ailleurs, aux rencontres de Davos, une longue discussion avec Serge Lepape, le grand théoricien de la détumescence (entendez la décroissance), a achevé de le convaincre qu’il s’est engagé dans une impasse. Le chemin de Davos débouche pour lui sur une remise en cause totale.
Désormais converti, dans le secret de son cœur, à la cause de la détumescence, à l’autolimitation et à la simplicité volontaire, il décide de retourner son immense fortune contre le système. La gageure est la suivante : comment réussir à établir une solide tête de pont de la décroissance dans le monde occidental ? En choisissant pour théâtre d’opération la plus explosive de ses nations, la France. Ensuite, tout s’enchaîne. Rééditant l’opération du cheval de Troie, Portail persuade Désiré Macrot, qui vient juste de s’installer à l’Élysée, et son conseiller de l’ombre, l’ancien président Skorzeny, qu’il revient dans la patrie de ses ancêtres pour contribuer à son indispensable modernisation. Accueilli comme le Messie par le nouveau pouvoir, il achète TF1 et Canal Plus, acquiert près de trois millions d’hectares et promet de nouvelles « fermes de 10 000 vaches ». La gauche-droite libérale entre en transe. Le piège est amorcé. Alors Portail abat brutalement ses cartes en un tweet, utilisant la caisse de résonance de ses chaînes de télévision et de ses réseaux : à Notre-Dame-des-Bruyères, il n’est plus question de créer un aéroport, mais de lancer une vaste expérience agro-socio-biologique : « Dire que le tweet de Portail déclencha la tempête serait encore recourir à des termes convenus. En fait, il suscita dans la classe politique une désorientation abyssale, un malaise indescriptible, dont seule une rupture radicale et totalement inattendue dans l’ordre des choses peut donner l’idée, quelque chose comme l’arrivée des troupes de Cortès chez les Aztèques en 1519, ou la percée des blindés de Guderian le 13 mai 1940. Ce qui était en train de se produire était tout simplement inconcevable pour la majorité des gens de pouvoir. Qu’un homme politique ne tînt pas ses promesses, c’était là désormais chose admise, mais qu’un milliardaire ne cherche pas à accroître sa fortune mais à la brûler pour transformer la société, constituait un complot totalement inédit, un événement qui n’entrait pas dans les catégories de nos hommes politiques. Un début de panique s’ensuivit, et les cours de la Bourse vacillèrent. »
Si vous aimez les romans à clefs, lisez ce roman satirique où l’on croise notre personnel politique (si Sarkozy devient Skorzény, qui sont Cunégonde Régal et Christine Prangarde ?) mais aussi des universitaires notables et le gotha de la décroissance : qui sont Serge Lepape et Anne Jourdain, qui sont les professeurs Alain Glas et Dominique Laville ? On devine derrière cette galerie de portraits aux noms parfois à peine déformés une liste d’intellectuels connus pour leur engagement écologiste.
L’aventure est portée par une tension dramatique et un humour qui rendent le sujet passionnant et léger – y compris les conférences des meilleurs spécialistes sur l’état de la biosphère, la permaculture, le poison de la pub et des réseaux asociaux, exposés donnés pendant un colloque secret tenu dans les Rocheuses, dans le style de Joseph Balsamo, en un second chapitre spécifiquement didactique. Le cœur du récit est ensuite un canular colossal, une tromperie énorme où le talent de stratège de Portail prend modèle sur celui de De Gaulle en 1958. C’est tout le roman enfin qui est porté par une rêverie heureuse : la toute-puissance de l’argent se voue à la vertu, et cette conversion devient contagieuse. Méheust s’en donne à cœur joie et nous venge de notre impuissance en imaginant cette immense fortune mise enfin au service du bon sens. Il ne s’agit donc pas d’une dystopie, mais d’une utopie euphorisante, d’un feel-good eco-novel. Pour vous en persuader, voici un échantillon de la table des matières, qui sonne comme celle du Club des cinq ou de Gil Blas de Santillane : « Désiré Macrot s’installe à l’Élysée », « Le tweet fatidique », « Premiers échos de l’Opération Augias », « La Beauce mise en jachère puis en permaculture », « Portail débauche les meilleurs publicistes pour ridiculiser la pub », « Premier bilan de la blitzkrieg de Portail »…
Si vous faites partie de ceux qui ont compris que nous sommes dans l’œil du cyclone, si vous voyez un lien entre la concentration financière, l’effondrement de la biodiversité, le réchauffement climatique, la baisse du QI et notre mode de vie décérébrant, lisez La Conversion de Guillaume Portail. Mais si vous voulez rire et vous amuser, voilà aussi l’antidote à tous les traités de collapsologie (entendez la théorie de l’effondrement) : entre roman picaresque et anticipation enthousiaste, entre Cervantes et Jules Verne, entre Fontenelle et Enyd Blyton, cette fable philosophique, ces nouvelles Aventures de Télémaque, ce manuel du bon prince, ouvre une brèche dans la pesanteur des temps.
La politique n’est pas le seul fil rouge du texte. En filigrane se joue aussi rien moins que notre conception de la conscience, enjeu philosophique et anthropologique qui participe, d’après Méheust, du basculement de civilisation que nous sommes en train de vivre. Quel est donc le point commun entre écologie et parapsychologie ? Pourquoi mêler le bon grain de la rationalité et l’ivraie de la superstition ? « La réponse est très simple : la réflexion écologique repose sur un fait central : la solidarité du vivant. Or les sciences psychiques mettent en évidence un autre fait central : l’intrication cosmique. Elles montrent que cette intrication se prolonge dans l’invisible bien au-delà de ce que peut imaginer le sens commun occidental. » Loin du fatras New Age, Méheust se positionne en philosophe critique contre notre conception moderne étroite de la conscience, et verse à son dossier les deux cents ans d’expérimentation scientifique de la médiumnité dont il est le spécialiste[1]. Il ne s’agit donc pas pour Guillaume Portail que d’une conversion à une version light de la mécanique et de la chimie, mais d’une interrogation inquiète sur la nature de la conscience, à l’instar de prédécesseurs fameux comme Jaurès, Bergson ou Jack London. Bertrand Méheust affectionne les questions qui fâchent, questions toujours barrées par le courant scientiste, jaloux de ses prérogatives, et qui a partie liée avec le monde industriel. Inclassable trublion de la philosophie, appliquant depuis trente ans la rigueur de sa pensée à des sujets tabous en France, par ailleurs analyste engagé de la politique contemporaine[2] et compagnon de route du mouvement de la décroissance, Méheust s’essaie à la fiction : coup d’essai, coup de maître.
[1] - Voir notamment Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité (2 vol.), Paris, La -Découverte, 1999.
[2] - B. Méheust, La Politique de l’oxymore et La Nostalgie de l’Occupation, Paris, La Découverte, 2009 et 2012.