
La philosophie devenue folle de Jean-François Braunstein
L’offensive est lancée : les catégories anthropologiques qui fondent la distinction entre l’homme et la femme, ainsi qu’entre l’homme et l’animal, seraient devenues obsolètes. Pire encore, elles dissimuleraient, sous le masque de la « naturalité » des normes, des stratégies d’oppression. Le temps serait donc venu de les abolir au nom de ces nouvelles vérités : « le sexe ne fait pas le genre », « l’homme n’est rien d’autre qu’un vivant animal ». La philosophie bascule dans l’idéologie dès lors qu’elle affirme que le sexe ne définit plus rien de l’identité d’un individu ou revendique l’égalité entre l’homme et l’animal. Comment en est-on arrivé là ? Un examen critique s’imposait. Jean-François Braunstein l’accomplit en identifiant les failles conceptuelles de ces « nouvelles éthiques ».
Selon J.-F. Braunstein, le concept de « genre » trouve sa première acception universitaire dans les années 1950, sous la plume de John Money, psychologue à l’université Johns-Hopkins. Money défend l’idée que l’identité sexuelle des individus n’est pas déterminée par leur sexe biologique mais par « le sexe d’élevage » ou « sexe de socialisation ». « L’identité de genre » n’aurait donc aucun fondement naturel : elle serait le pur produit des conventions sociales. En 1966, la famille Reimer vient consulter le psychologue car l’un des jumeaux, David, a été mal opéré d’un phimosis : « Les Reimer avaient entendu à la télévision cet éminent spécialiste de l’hermaphrodisme et du transsexualisme qui expliquait que l’on peut transformer un garçon en fille et vice versa. […] Money leur expliqua qu’il fallait opérer David, enlever ce qui restait de ses organes génitaux masculins et l’élever comme une fille : il deviendrait alors une fille. » David est ainsi éduqué comme une fille à titre d’expérience, tandis que son jumeau Brian sert de témoin et, dès 1972, Money valide ses résultats dans la revue Man & Boy : le garçon serait vraiment devenu une fille ; l’éducation aurait primé sur la biologie. En vérité, comme le révèle J.-F. Braunstein, les résultats sont autres : jamais David ne cessa de « jouer à des jeux de garçons, de se comporter comme un garçon, de se sentir un garçon. À l’adolescence, il fut attiré par des filles, et ce fut avec de plus en plus de réticence qu’il se rendit aux visites médicales annuelles dans le service de Money ». En 2004, l’expérimentation confine au désastre : David, devenu « Joan », met fin à ses jours. Les études de genre s’ouvrent donc avec une expérience princeps falsifiée et réfutée : l’identité de genre, dans le cas de David, ne parvint jamais à remplacer l’identité sexuelle.
Qu’importe, les études de genre transformées en idéologie se doivent de radicaliser les thèses de Money. Judith Butler – qui règne désormais sur les gender studies – affirme à son tour que le sexe biologique ne joue aucun rôle dans la définition de l’identité et que le genre n’est qu’une construction conventionnelle de la société. Dans cette perspective, le corps finit même par être évincé de la définition de l’identité : « Ce que l’on appelle sexe est une construction culturelle au même titre que le genre ; en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre et, par conséquent, il n’y aurait plus vraiment de distinction entre les deux. » Les gender studies font ainsi de la différenciation sexuelle une distinction arbitraire. Les catégories d’« homme » ou de « femme » se trouvent détachées de tout substrat matériel. L’individu doit désormais pouvoir être la norme de sa propre identité : ce n’est pas le corps qui détermine l’identité, c’est l’identité qui détermine le corps.
Il s’ensuit une multiplication interminable de normes identitaires – Lgbtqi+ : « Le problème, note J.-F. Braunstein, tient à ce que, une fois récusée l’idée que l’identité est liée à un corps, cette identité devient tout à faire flottante, indéterminée. Cette identité devient purement ‘‘déclarative’’. » Dès lors, le recours à une nomenclature estampillée gender s’inscrit dans une stratégie de la reconnaissance : « Comment savoir quelle identité est la nôtre dès lors qu’il n’y a plus aucun indice matériel qui nous indique ce vers quoi nous tendons ? La réponse réside alors évidemment dans le regard de l’autre, d’où la folle tendance des trans- de toutes sortes à vouloir que les autres garantissent la nouvelle identité qu’ils prétendent avoir acquise. » La dynamique des luttes subit alors un renversement inédit : alors que l’État était accusé d’être un instrument de domination, il est désormais appelé à garantir ces identités par leur institutionnalisation.
Les animal studies professent aussi d’improbables postulats qui ne sont pas sans conséquences éthiques et politiques. Là encore, la philosophie est devenue, selon l’auteur, une machine idéologique n’hésitant pas à prendre l’apparence des luttes émancipatrices du xxe siècle. Ainsi, pour Peter Singer, l’auteur de La Libération animale : « De même qu’il y a eu une “libération” des Noirs, puis des femmes, puis des colonisés, il serait désormais temps de “libérer” les animaux. Ceux-ci seraient victimes de racisme : privilégier une espèce, l’espèce humaine, au détriment d’autres espèces, ne serait en rien différent du fait de privilégier une race ou un sexe comme l’ont fait le racisme ou le sexisme. Être spéciste, c’est de la même manière “violer le principe d’égalité”. » Une fois encore, il s’agit de revenir sur une distinction anthropologique majeure, celle qui affirme la distinction entre l’homme et l’animal. L’objectif politique se trouve ainsi incarné à travers des manifestes comme le Projet grands singes, lequel ambitionne « d’inclure tous les grands singes, hommes, chimpanzés, gorilles et orangs-outans dans une communauté des égaux »…
Comment le gorille est-il devenu l’égal de l’homme – et inversement ? Braunstein ne relève qu’un critère majeur : « Ce qui compte, pour Singer, ce n’est pas le langage ou la raison, encore moins la liberté, seule compte la sensibilité. C’est la “capacité à souffrir” qui est au fond la “caractéristique déterminante qui donne à un être le droit à une égalité de considération”. » Puisque l’animal ressent comme l’homme la souffrance et le plaisir, le vivant ne doit subir aucune distinction. Et si l’homme vaut autant que l’animal, c’est en toute logique que Singer défend l’idée de remplacer les animaux des protocoles expérimentaux par « des gens dans des états végétatifs ». L’éthique animaliste permet ainsi de défendre rationnellement des conceptions criminelles.
L’indifférenciation entre l’homme et l’animal conduit en réalité à un anthropomorphisme qui dénie la spécificité animale. Poursuivant son propre postulat d’une égalité entre l’homme et l’animal, la philosophe Martha Nussbaum, dans Les Frontières de la justice, en vient à condamner l’absence d’éthique animale : « Les cultures animales sont pleines d’humiliations des faibles par les forts. » L’égalité de tous les vivants exige ainsi l’introduction d’une éthique régulatrice du vivant : Nussbaum propose ainsi qu’au zoo du Bronx, « pour satisfaire les besoins de chasse du tigre, on fera passer une grande balle au bout d’une corde. Cela satisfera les besoins du tigre qui ne sera pas frustré et cela évitera aussi à la gazelle de souffrir »…
Le livre de J.-F. Braunstein a le grand mérite d’engager un travail critique qui manquait au champ des débats universitaires. La philosophie ne saurait être épargnée par l’idéologie. La démarche axiomatique suivie par les gender et animal studies révèle combien la philosophie peut conduire la pensée jusque dans ses retranchements les plus absurdes. Cependant, il se pourrait qu’un jour, il ne soit plus possible d’en rire.