
La religion pour penser. Écrits et conférences 5 de Paul Ricœur
Textes rassemblés par Daniel Frey
Poursuivant son précieux travail de mise en valeur de l’œuvre de Paul Ricœur, le Fonds Ricœur et les éditions du Seuil nous offrent ce cinquième volume d’Écrits et conférences. Ricœur a toujours été attentif à séparer son œuvre philosophique de sa foi chrétienne, mais la philosophie est pour lui sans cesse relancée par cet autre qu’est la religion. Cette dernière, comme Daniel Frey le rappelle dans son excellente présentation, introduit le sujet dans une dimension de non-maîtrise qui le sauve de l’aveuglement. L’ouvrage rassemble douze textes (quatre interventions aux colloques Castelli, mais aussi des textes plus rares ou parus seulement partiellement), publiés sur cinquante années marquées par une puissante sécularisation. Présentés dans un ordre quasi chronologique, ils reprennent cinq grandes étapes de la réflexion de Ricœur sur la religion : le rapport entre finitude et culpabilité, la critique moderne de la religion, l’interprétation du langage religieux, la ligne kantienne et le don. Tous ces textes sont de premier plan et, ne pouvant commenter chacun, nous n’en retiendrons que les deux premiers.
« Philosophie et religion chez Karl Jaspers » est élaboré en 1947 et publié en 1957. Ricœur y critique le rapport, chez Jaspers, entre philosophie et religion. Pour Jaspers, la religion est un chiffre mythique, résolu spéculativement en foi philosophique, chez un sujet existant sans cesse en se transcendant. Ce faisant, dit Ricœur, Jaspers ne respecte pas la modalité poétique propre au discours religieux, irréductible à la spéculation, celle qui tient à la culpabilité, distinguée de la finitude. Jaspers, comme Heidegger, confond finitude et culpabilité, une « faute inévitable » cachant la véritable faute : la vanité d’un sujet qui a d’abord souci de soi, au mépris d’une altérité qui pourtant, seule, peut le libérer, par le pardon. Le propre du religieux est cet élan libérateur, accessible à la réflexion philosophique via une herméneutique respectueuse de la modalité propre au discours religieux.
Par-delà la critique de Jaspers, Ricœur tire profit de ce détour pour mettre en garde le religieux contre une tendance délétère : son autorité, bonne tant qu’elle reste de l’ordre du témoignage, se pervertit quand elle prétend s’imposer sous forme spéculative. Ricœur est à cet égard d’une étonnante actualité : « La violence cléricale pervertit l’autorité non contraignante de la Parole. […] C’est le pouvoir de l’homme sur l’homme dans la communauté ecclésiastique qui porte cette faute de la Vérité violente. La passion cléricale accompagne comme une ombre l’histoire de l’Église et des Églises. » Cette critique peut faire comprendre la profondeur du caractère systémique des crimes et abus sexuels dans l’Église catholique, dont le rapport de la Ciase vient de révéler l’ampleur : le cléricalisme dénoncé par le pape François est le nom d’une perversion radicale de la vision non seulement du prêtre, mais du monde et de Dieu. Sous couvert d’être témoin d’une parole créatrice et libératrice – ce qui est le propre du religieux chrétien –, il met la main sur Dieu et sur autrui, et du haut d’une parole qui ne souffre plus aucune réplique, impose silence et réduit tout à néant.
Le deuxième texte reprend la question du rapport entre finitude et culpabilité. « Culpabilité tragique et culpabilité biblique », publié en 1953, montre que si finitude et culpabilité sont indissociables comme manques d’être, ils se séparent pourtant. Alors que le destin, propre au tragique grec, tend à réduire la culpabilité à la finitude, la chute, caractéristique de la culpabilité biblique, les distingue. Ce texte prépare les développements de La Symbolique du mal (1960), où Ricœur montre comment ces culpabilités ne sont compréhensibles que dans la tension entre une anthropologie et une théologie : le héros grec qui « existe coupable » (Œdipe et Oreste en sont témoins) avance sous le regard du « dieu méchant », tandis que l’humanité biblique est créée « bonne » et ne devient coupable que dans un événement (la « chute » d’Adam et Ève), dans une histoire d’alliance entre Dieu et l’humanité. Cette histoire continue par un appel au repentir lancé au nom d’un « Dieu bon ». Nos visions de l’homme, dit Ricœur, sont indissociables de notre choix quant à la conception de ce qui est à l’origine : « méchant » ou « bon ».
Est-il besoin de le souligner ? La même profondeur de réflexion dans les autres textes n’est pas seulement stimulante : elle est, comme hier, nécessaire et salutaire pour comprendre notre temps, encore si « religieux » malgré ses apparences séculières.