
Le concept d’anomalie chez Georges Canguilhem. Médecine et Résistance (1904-1945)
de Pierre-Frédéric Daled
Bien que méconnu du grand public, Georges Canguilhem (1904-1995) fut un maître célébré par toute une génération de philosophes, y compris par les plus grands. Selon Gilles Deleuze : « Canguilhem a été très important pour toutes les générations qui sont passées par lui à partir de la mienne. » Un maître donc, ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1924, celle d’Aron, Lagache, Nizan, Sartre), agrégé de philosophie, docteur en médecine, docteur en philosophie, résistant et professeur.
Contrairement à ce qu’indique le titre, l’ouvrage monumental de Pierre-Frédéric Daled ne couvre pas réellement les quarante premières années de la vie de Canguilhem. Les années de jeunesse et de formation expédiées, il ne commence réellement qu’au début de la carrière du professeur, grâce à des notes de cours retrouvées, qui montrent un Canguilhem déjà préoccupé par les questions de méthode. Ce n’est cependant qu’après avoir été nommé à la khâgne de Toulouse, en 1936, qu’il entreprit des études de médecine afin, déclara-t-il, d’acquérir des « connaissances d’expérience » qui lui paraissaient devoir compléter ses « connaissances d’ordre livresque ». Dès lors, l’étude de P.-F. Daled se concentre principalement sur la préparation et l’interprétation de la thèse de médecine consacrée au normal et au pathologique, soutenue en 1943, avec une grande parenthèse consacrée à l’action de Canguilhem pendant la Résistance (et quelques coups de patte pour remettre dans ses justes proportions l’image d’un Sartre résistant).
En 1941, Jean Cavaillès1, en partance pour Paris, demanda à Canguilhem de le remplacer à la faculté des lettres de l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Il s’agissait d’enseignement et tout autant de Résistance. C’est ainsi que le philosophe, apprenti médecin, devint simultanément l’adjoint du responsable du réseau Libération-Sud pour la région 4. Au moment des combats de la Libération, il intégra le maquis du Mont-Mouchet comme médecin et dut se replier avec ses malades dans des conditions très risquées, échappant lui-même par miracle à la mort. Il fut ensuite chef de cabinet du commissaire de la République à Clermont-Ferrand jusqu’en juillet 1945, avant de reprendre son enseignement, toujours à Clermont-Ferrand.
La thèse de médecine de Canguilhem est encore aujourd’hui une référence incontournable pour qui veut cerner le concept de « normal ». Parmi les nombreuses idées débattues par P.-F. Daled, on retiendra en premier lieu celle-ci : ce n’est pas la fréquence qui fait la norme, mais plutôt la norme qui fait la fréquence. Ainsi, « la durée de vie moyenne n’est pas, selon les mots de Canguilhem, la durée de vie biologiquement normale, mais elle est en un sens la durée de vie socialement normative ». Il ne s’agit pas ici à proprement parler d’un mécanisme « épigénétique » (le terme n’apparaît nulle part dans le livre), mais d’un phénomène social, la pratique de l’hygiène en l’occurrence, favorisant l’allongement de la durée de vie.
Autre idée qui mérite sans doute d’être soulignée : l’anormal n’est pas nécessairement pathologique, comme le montrent les yogis capables, rappelle Canguilhem, d’abolir « l’autonomie relative » de la vie végétative. De même ne considérera-t-on pas comme anormal – autre exemple cité par Canguilhem – que le cœur des rameurs au sommet de leur forme batte aux environs de quarante pulsations par minute contre soixante-dix en moyenne.
P.-F. Daled souligne une difficulté sur laquelle il est intéressant de conclure. Canguilhem semble pencher vers une conception optimiste de la vie conforme à la théorie de l’évolution : seront ainsi sélectionnées des normes dites « propulsives », qui permettent une vie meilleure (plus longue, en meilleure santé). Cependant, si la norme est avant tout sociale, rien n’empêche de penser qu’elle puisse s’avérer objectivement néfaste, par exemple en favorisant la surcharge pondérale.
- 1. Jean Cavaillès (1903-1944) est épistémologue, auteur d’une thèse sur la théorie des ensembles et d’un ouvrage sur les fondements des mathématiques, cofondateur du mouvement Libération et de l’hebdomadaire Libération, créateur du réseau de renseignement et de sabotage Cohors, exécuté par les Allemands. Voir Georges Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, Paris, Allia, 1996.