
Fromanger. De toutes les couleurs, de Laurent Greilsamer
L’œuvre de Gérard Fromanger se fait rare dans les collections de musées et l’exposition du Centre Pompidou en 2016 est restée modeste. En attendant que le temps corrige cette anomalie, les entretiens que Laurent Greilsamer a conduits avec l’artiste de soixante-dix-neuf ans, publiés dans la collection « Témoins de l’art » chez Gallimard, permettent de le rencontrer dans toute sa singularité.
Tous les artistes n’ont pas les mots pour dire leur travail ou se raconter, Fromanger en a le talent incontestable : voilà un narrateur généreux. Greilsamer, précédemment biographe de Nicolas de Staël et de René Char, avertit le lecteur : il lui a fallu aller chercher cette parole, l’artiste n’a rien d’un hâbleur. Résultat, ce Fromanger. De toutes les couleurs régale de bout en bout par sa fraîcheur et sa densité.
En dépit d’un bain familial propice (sept générations de peintres !), les tâtonnements de Fromanger sont longs avant de trouver sa langue en peinture. L’artiste est précoce mais exigeant : « La question, c’est qu’est-ce que je vois ? […] Tu apprends qu’apprendre à dessiner, c’est apprendre l’intelligence. Apprendre à être intelligent. » Cette obsession du réel sous ses yeux, Fromanger en a fait un fil rouge toute sa carrière. « Je prétends qu’un rien est un événement. » Comment en témoigner ? La rue et les passants deviennent ses sujets récurrents. Pour gagner du temps, il travaille à partir de photographies projetées sur le mur de l’atelier. Il fait appel à des photographes de presse pour la prise de vue mais c’est son œil à lui qu’il leur demande de saisir. En matière de « riens », il ne fait confiance qu’à lui-même, intègre et conscient de son regard singulier. Enfin vient la couleur, matériau majeur, désormais délié de toute symbolique ou affect.
L’atelier se partage entre Paris et la Toscane. À aucun moment le travail n’est coupé du monde, bien au contraire, il s’en nourrit constamment. Fromanger est d’ailleurs un artiste qualifié « d’engagé », au risque d’un malentendu. Proche des philosophes Foucault et Guattari, il agit en première ligne en Mai 68 et raconte l’ivresse créative de l’Atelier populaire des Beaux-Arts à l’époque, la fabrication des affiches, l’invention de son fameux « Rouge » dégoulinant sur les drapeaux, etc. Pris dans les assemblées générales et les actions militantes, il s’interroge pourtant : « Je me suis dit : mais qu’est-ce que tu fous là ? Tu es dingue, tu es peintre, file à ton atelier ! » L’authenticité touche particulièrement dans la manière dont il raconte ces années d’enthousiasme puis la désillusion des décennies 1970 et 1980. « J’affronte ! » répète-t-il à plusieurs occasions. À elle seule, cette phrase en dit long sur la pugnacité de l’artiste, attentif au monde et soucieux d’y réinventer toujours sa place, c’est-à-dire sa peinture elle-même.
L’engagement de Fromanger prend forme aussi à travers ses relations avec ses marchands ou commanditaires. Heureux de trouver le soutien de galeristes comme Aimé Maeght à ses débuts puis de Karl Flinker, il n’en rompt pas moins les amarres dès qu’il sent son travail menacé. Malgré les expositions et les collectionneurs, les années de vaches maigres font place à un équilibre matériel incertain et à une reconnaissance insatisfaisante. Quelques anecdotes sont particulièrement éloquentes sur l’évolution du marché de l’art depuis les années 1960 et la fragilité de la création, c’est-à-dire l’émergence de l’inconnu. Fromanger n’a cessé de se heurter aux compromis sans y céder. La confiance qu’il se fait à lui-même et à sa peinture ressort de ces moments-pivots où il refuse la facilité.
Le travail de Fromanger est bien politique en ce sens : son œil exerce une vigilance aiguë, toujours à l’écoute du monde ; il construit une peinture pensée pour marquer ses contemporains. Sans que la provocation y soit recherchée, ce regard est subversif par nature. Le monde de Fromanger est unique, mais c’est aussi celui d’une génération. On croise au fil des pages Prévert, Giacometti, César, Deleuze, Depardieu ou Jack Lang.
Dans ces entretiens, c’est une autre histoire de l’art dit contemporain qui s’écrit, au plus près du travail artistique tel qu’il se vit et se pratique, bien loin de ses détracteurs qui en sont souvent déconnectés. Avec ses questions qui évitent toute complaisance, Laurent Greilsamer nous fait toucher, derrière l’artiste-conteur, une sensibilité toujours aux aguets, partiale et vivante. Pas de doute, la parole de Fromanger est celle d’un artiste, vivifiante en soi.