
Histoire des modes et du vêtement sous la dir. de Denis Bruna et Chloé Demey
Chacun s’habille le matin sans y penser. Quoique. Entre météo et garde-robe disponible, humeur du jour et obligations sociales au programme, l’arbitrage se refait tous les jours. Avons-nous le choix entre être soi et endosser un rôle ? Qu’on en joue ou pas, la mode a démocratisé comme jamais auparavant les atours de la séduction. Le sortilège des apparences est relayé par la publicité et les vitrines. Faut-il prendre au sérieux cette tension croissante entre banalité du vêtement au quotidien et pression du fashion-glamour ? L’Histoire des modes et du vêtement donne (presque) toutes les clefs pour déshabiller nos paradoxes face au miroir. L’enquête dirigée par Chloé Demey et Denis Bruna procède sans prétention, en partant de l’objet-vêtement. Page après page, s’ouvrent des tiroirs inattendus dans nos commodes.
Superbe, l’objet-livre détonne avec son allure de patron de couturier : couverture toilée, rayures pastel, papier mat. Mais sur un fil chronologique limpide, le contenu déplie bel et bien le vêtement sous toutes ses coutures : des robes de princesse aux fripes rapiécées, des accessoires aux sous-vêtements, des coffres de rangement aux bacs de lessive, de la fabrication du vêtement jusqu’à ses usages. L’ouvrage des sept co-auteurs du livre relève du tour de force : embrasser les phénomènes de modes du Moyen Âge au xxie siècle, d’un bout à l’autre de la société et dans la pluralité de ses enjeux (politique, social, économique, philosophique…).
L’habillement concerne au xiiie siècle une quarantaine de métiers. C’est dire son inscription dans l’économie bien avant l’accélération des phénomènes de mode au xxe siècle. La nouveauté, désirable, enviable et copiable, a été un levier majeur du capitalisme. Cet ouvrage innove en incluant toute la chaîne d’acteurs autour du vêtement, producteurs et consommateurs, chiffonniers et stylistes, de la cour à la campagne. Les modes y sont distinguées du seul marché du luxe et traitées comme un fait social complexe, derrière le superflu frivole.
Il rhabille au passage de nombreux clichés. Dès le xive siècle, les cycles de modes sont mis en lien avec le politique, ce besoin croissant d’ostentation et de distinction des cours aristocratiques, mais aussi avec des enjeux sociaux moins connus. Dès cette époque par exemple, même les vêtements modestes sont colorés. Et la distinction des sexes par le costume, inexistante jusqu’alors, amorce sa longue histoire. L’habit masculin avec son haut raccourci et ses jambes moulées de chausses donne le la. Le caprice féminin comme moteur de la mode est déminé puisque, jusqu’au xviie siècle inclus, « l’habit fait l’homme » d’abord.
Les modes ne sont pas dictées par les élites (aujourd’hui les vedettes), elles se nourrissent et infusent nos comportements depuis des siècles avec une grande complexité. La diffusion verticale a vite été rattrapée par des contagions horizontales. Dès le xviie siècle, la mode est « un fait de société avec ses mots, ses modèles et ses circuits que nul ne peut désormais ignorer ». Au xviiie siècle, les imprimés champêtres contaminent l’habit de cour et s’afficher en « déshabillé » devient le dernier chic. Cette transgression d’étiquette a fait censurer un portrait de Marie-Antoinette en « chemise » par Élisabeth Vigée-Lebrun. La récupération par la mode des provocations marginales n’a pas attendu le punk.
Ce voyage temporel rend aussi le lecteur attentif à la longue durée et aux permanences, par exemple avec le smoking féminin d’Yves Saint-Laurent (1966). L’icône de liberté et d’élégance féminines prend toute son épaisseur dans la traversée des siècles : transformation de la symbolique du noir au Moyen Âge ; lente entrée du pantalon dans le vestiaire masculin au xixe siècle ; tribulations du corset jusqu’aux années 1950, etc. Les petites histoires derrière la grande tiennent la cohérence et font la force de ce livre.
La récurrence de quelques paradoxes du vêtement dépasse les rebondissements successifs : fonctionnel ou symbolique, expression de soi ou signe d’appartenance, conforme ou excentrique, confortable ou contraignant la silhouette, sophistiqué ou simple, sexy ou unisexe. Ces mécanismes culturels continuent de structurer nos comportements et nos dressings.
Cette Histoire des modes et du vêtement met enfin à nu d’autres ambivalences contemporaines, à travers nos petits choix concrets. Belles matières, fourrures animales ou synthétiques ? Grandes marques, créateurs ou déclinaisons industrielles ? L’air de rien, s’habiller le matin ressort comme un jeu intime, un acte social et même un geste politique, plus ou moins responsable et assumé, selon les jours.