
Fabriquer un consentement. La gestion politique des médias de masse de Noam Chomsky et Edward Herman
Trad. par Dominique Arias
La nécessité d’être suffisamment éclairé pour accomplir notre devoir de citoyen devrait passer par la consultation de médias (toutes formes confondues) eux-mêmes éclairés, faisant preuve d’une libre analyse des situations politiques et économiques. Les auteurs offrent ici une critique des grands médias américains de 1945 à 1988, épinglés pour leur « extrême partialité » et leur action de « propagande » servant « à mobiliser le soutien de la population pour des intérêts particuliers qui dominent les sphères de l’État et du secteur privé ». Pour en dégager les aspects essentiels, ils ont élaboré un « modèle de propagande ». Il s’agit d’un outil méthodologique permettant de voir fonctionner cinq « filtres » qui biaisent le travail d’information des médias. L’ouvrage, d’abord publié aux États-Unis en 1988, est désormais publié en français dans une version respectant l’intégralité de l’appareil de notes et références bibliographiques. Le modèle demeure toujours valable, comme l’illustre l’introduction à la réédition américaine de 2002 évoquant la couverture médiatique des deux guerres d’Irak.
Le premier filtre est l’orientation lucrative des médias de masse dans un contexte de marché. Ils sont effet financés et contrôlés par de puissants groupes d’intérêts : « Ceux qui représentent ces intérêts ont des ordres du jour précis et des principes à faire valoir. Ils sont aussi en position de déterminer et d’infléchir l’orientation des médias. » En amont, cela implique la sélection de rédacteurs en chef et journalistes « politiquement aux normes » : ces derniers produisent une information qui « recrute » les lecteurs de même tendance politique.
Le deuxième filtre est la publicité, comme interface entre grandes entreprises industrielles et lecteurs. De fait, « les préférences des annonceurs déterminent la prospérité, voire la survie même d’un média ». Ainsi, les annonceurs ont boudé le lectorat modeste, et les journaux radicaux et ouvriers n’ont pu résister. Ce filtre transforme la presse en une industrie du spectacle qui écarte tout documentaire au ton « grave ».
Le troisième filtre est le choix des sources. Le flux d’informations dont les médias ont besoin étant fourni par les « épicentres » que sont la Maison Blanche, le Pentagone et le département d’État à Washington, il transforme les journalistes en porte-parole du gouvernement, mais aussi des grandes firmes. Par le biais des lobbies, « l’administration des grandes entreprises subventionne indirectement les médias et s’assure du même coup un accès privilégié à leurs services ». Par le biais des impôts, « les citoyens eux-mêmes paient pour être endoctrinés au profit des puissantes multinationales ». Ces sources rendent inaudibles les médias alternatifs.
Les deux derniers filtres sont les outils de désinformation, comme certaines associations (la Freedom House aux États-Unis, par exemple), et l’orientation idéologique elle-même (l’anticommunisme, puis la lutte contre l’islam et la guerre contre le terrorisme, par exemple).
Les auteurs analysent avec minutie le traitement de certains concepts : par exemple, eu égard au même degré de violence des exactions, la définition de ce que sont les « victimes » dépendra du camp soutenu : ainsi, les journaux couvrent l’assassinat du prêtre polonais Jerzy Popieluszko et occultent celui d’une centaine de religieux et religieuses en Amérique latine.
La fidélité aux régimes-clients demeure le pivot de l’évaluation médiatique. Lorsque les États-Unis planifient le renversement du régime démocratiquement élu de Jacobo Árbenz à la tête du Guatemala en 1954, puis s’engagent aux côtés de la guérilla contre-insurrectionnelle et soutiennent les escadrons de la mort du nouveau régime-client, la presse américaine passe sous silence les massacres qui en résultent, malgré les témoignages d’Amnesty International. Les critères de propagande conduisent les médias à valoriser comme « démocratie » un régime soutenu par les États-Unis, serait-ce une junte militaire.
La propagande médiatique vise à maintenir le lectorat favorable aux financeurs, parfois en fabriquant de toutes pièces un ennemi. Mais l’opinion publique ne consent pas toujours aux visées médiatiques et peut se mobiliser contre la guerre (exemple du Vietnam) et les violations du droit international qui y sont commises. L’affaire des Pentagon Papers illustre l’émergence d’une société civile engageant la presse à livrer la vérité.