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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’individu chez Hegel de Jacques Martin

Édition de Jean-Baptiste Vuillerod - Préface d’Étienne Balibar

septembre 2020

Soixante-treize ans après son écriture, un texte clé pour la philosophie française de la seconde moitié du xxe siècle sort des archives : le mémoire de fin d’études de Jacques Martin, traducteur de L’Esprit du christianisme et son destin de Hegel (Vrin, 1948), philosophe « sans œuvre » et compagnon intellectuel de Louis Althusser et de Michel Foucault. L’ouvrage propose un parcours dans l’œuvre hégélienne, de la jeunesse à la maturité, en vue de la construction d’un concept d’« individualité concrète », malgré l’absence de thématisation explicite de la question par le philosophe allemand.

Selon J. Martin, Hegel n’a jamais conçu l’individu comme pensable et justifiable « indépendamment de son lien à une réalité concrète du même ordre que lui-même, l’effectivité de l’un et de l’autre consistant dans ce lien ». À partir de cette thèse, l’auteur construit un concept d’individualité comme rapport de l’homme à sa réalité naturelle et sociale, toujours déjà donnée, dans laquelle se produit toute activité et toute signification, ce qu’il appelle une « implication individu-réalité ». Cette entreprise n’est pas sans lien avec la définition de l’essence de l’homme comme « rapport social » par Marx dans les Thèses sur Feuerbach et fait écho à l’ontologie sociale des philosophies du « transindividuel », de Gilbert Simondon à Étienne Balibar.

À l’originalité de sa lecture, Martin joint aussi sa justification : l’élaboration d’un outil conceptuel important, la « problématique », qui aura une postérité chez Bachelard et Althusser. Comme la Problemstellung néo-kantienne, la problématique prétend découvrir l’universalité à travers l’individualité d’une pensée en rendant compte du lien entre une affirmation philosophique et le problème général auquel elle répond. Mais elle est aussi solidaire des concepts de surdétermination et de transcendantal historique, désignant l’horizon de sens historiquement déterminé sous lequel se place une thèse, où elle acquiert son sens et éclaire celui des autres. Martin situe Hegel « à mi-chemin » entre individualisme abstrait et matérialisme dialectique. Pour lui, rendre à l’hégélianisme son sens, c’est l’inscrire dans une histoire de la philosophie envisagée non pas comme une succession, mais « dans son contenu comme un progrès en forme d’intégration ». Il s’agit alors de dégager le problème sous-jacent de l’individualité concrète chez Hegel de manière « nécessairement rétrospective, c’est-à-dire à la fois critique, et ajustée au présent » dans une dynamique et non pas selon une contextualisation historico-philosophique linéaire. « Parce que l’univers philosophique est une histoire, une étude seulement historique de la philosophie de Hegel ne peut la saisir » ; il faut encore la « dessaisir » pour trouver son contenu essentiel.

« Faire apparaître l’originalité de Hegel suppose le dégagement de la forme de l’individu concret et de son opposition à l’individualisme » : c’est dans L’Esprit du christianisme (1799) que Martin retrouve l’élaboration précise d’une pensée de l’aliénation de l’individu et de sa compréhension mystifiée de lui-même. Abraham rassemble les traits du peuple juif, incarnant l’individu abstrait : il s’engage dans un non-rapport à la nature et aux hommes. Pourtant, bien qu’il vise l’autosuffisance, la séparation est encore un mode de relation au réel. Dans le cadre plus systématique du Systemfragment de 1800 et de la Phénoménologie de l’esprit (1807), ces catégories reviendront. L’individualité séparée de sa réalité, qui se croit libre dans son extrême aliénation, deviendra progressivement une figure dévoilant les contradictions de toute pensée individualiste, du légalisme juif au formalisme de l’Aufklärung et au moralisme kantien. Cet idéalisme de l’identité de l’être avec soi-même pose sa propre réalité empirique dans une abstraction inadéquate (l’individu), ignorant le caractère relationnel et processuel du concret.

Selon Martin, si Hegel n’a jamais pensé l’individu, c’est parce qu’il a été tout au long de sa vie théologien, sans pour autant jamais avoir été mystique. Si la question de Hegel a bien été celle de savoir « comment s’approcher de Dieu » (Lettre à Schelling, 1795), certains commentateurs le lisent à tort comme un panthéiste qui aurait cherché à élever un sentiment religieux au rang de système. Pour Martin, Hegel ne recherche pas Dieu, mais comment s’en approcher, tout en se demandant comment ne pas s’y perdre.

Les procédés mis en œuvre par Hegel dans les textes de jeunesse valent surtout pour l’individualité qui se méconnaît dans son rapport à sa réalité : quand l’individu atteint une vie dans la plénitude, que Hegel désigne parfois par le terme évangélique plérôma, l’écart se résorbe. Ce mécanisme, présent dès avant 1800, se développera dans la dialectique de la conscience de la Phénoménologie : là, dans un horizon total, pratique et épistémologique, se posera le problème de la scission entre ce que l’individu sait de lui-même et ce qu’il se découvre être. La réconciliation s’y opérera dans un mode d’être authentique qui n’est pas mystique, mais constitue en même temps une objectivité du savoir. À travers toute l’œuvre hégélienne, l’analyse du contenu particulier de figures concrètes et l’ambition de leur conférer un sens universel sont consubstantielles. Hegel ne demande jamais « que faire ? » ou « que puis-je savoir ? », mais « comment savoir ce que je sais, comment et plus efficacement faire ce que déjà je fais ? »

Martin soulève une contradiction qui travaille l’œuvre hégélienne : l’incompatibilité entre les deux intentions fondamentales de Hegel, à savoir la recherche du concret et l’attitude idéaliste. La position de l’idée comme réalité transforme l’hégélianisme en formalisme qui ne voit dans les situations concrètes que les « métaphores de leur sens  » ; qui envisage l’action comme pure création ; qui réduit le travail à son aspect intellectuel et masque la réalité des rapports de production ; qui pose l’accomplissement de l’individu dans des consciences transhistoriques telles que la Nation, l’État et l’Esprit du peuple ; qui réserve enfin le véritable dépassement de l’aliénation à la seule figure du philosophe accédant à un savoir de l’histoire. L’hégélianisme reste pour Martin une philosophie de la conscience de soi, héritière de la tradition cartésienne, dont l’erreur de principe apparaîtra avec son dépassement matérialiste par Marx. Hegel aura pourtant contribué comme aucun autre à constituer « l’histoire de la philosophie devant laquelle il fera figure d’accusé » et dont Martin veut le dessaisir.

Bien que difficile à déchiffrer dans ses multiples présuppositions et enjeux, ce texte de 1947 reconduit à un moment historique où l’oscillation « entre Hegel et Marx » n’avait pas pris la forme d’un dilemme entre « idéologie » (Althusser) et « épistémè » (Foucault). Le « maillon manquant » permet de reconstituer le triangle Althusser-Martin-Foucault, comme le souligne Étienne Balibar dans sa préface. Par-delà son importance comme texte de genèse, L’Individu chez Hegel présente ainsi un intérêt philosophique qu’élucide la riche introduction de Jean-Baptiste Vuillerod.

ENS Éditions, 2020
178 p. 22 €

Ioanna Bartsidi

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