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Notes de lecture

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Philosophie de l'antisémitisme de Michaël Bar-Zvi

juin 2020

La présente réédition de Philosophie de l’antisémitisme de Michaël Bar-Zvi (1950-2018) est une restitution, puisqu’elle rétablit le texte dans son intégrité initiale, et rend caduque la première édition aux Presses universitaires de France en 1985. Une postface incisive de Pierre-André Taguieff actualise opportunément la réflexion de Bar-Zvi en interrogeant la notion de haine.

C’est donc un nouveau cycle de réception qui s’ouvre pour cet essai singulier qui fut accueilli par le silence de la critique, alors que la France venait de connaître, en plein Paris, en 1980 et 1982, les premiers attentats antisémites depuis la Seconde Guerre mondiale. Peut-être que son titre, et son oxymore obscène qui semble disputer à Levinas, l’un des maîtres de l’auteur, sa « philosophie de l’hitlérisme » (Esprit, novembre 1934), a pu décontenancer.

Pourtant, c’est bien la mauvaise rencontre de la normativité philosophique et du « monstre anachronique » comme l’appelle Bar-Zvi, qui forme l’hypothèse insolite de l’ouvrage. Une « formalisation du monde » est en effet requise pour que l’être juif devienne a priori haïssable. C’est propulser l’antisémitisme au rang d’une ontologie transcendantale. Aussi le suffixe «  -isme  » d’antisémitisme marque-t-il « le passage au système » qui fomente la persécution par l’intermédiaire de ce que Bar-Zvi nomme pertinemment « une science-fiction du préjudice », point commun mythologique de toutes les doctrines antisémites. En insistant sur cette dimension, il entend libérer l’approche du « phénomène » antisémite de tout mécanisme explicatif réducteur. Les thèses sociologiques, comme celle du « seuil de tolérance », sont donc écartées. Rechercher la raison de l’antisémitisme participe d’une « interrogation véritablement antisémite ».

C’est dans l’espace préthéorique, « avant le vrai » comme dirait Levinas, que Bar-Zvi mène donc son enquête herméneutique. Dans la lignée de Léon Poliakov, les mythes fondateurs de l’antisémitisme sont appréhendés comme des forces historiques et politiques à part entière.

Il est rare qu’un philosophe traque le sens d’un concept jusque dans des latrines publiques. Tel est le cas de Bar-Zvi qui se fait chasseur d’essence à partir d’un graffiti «  Mort aux juifs !  » soudain doté d’une portée anthropologique. En effet, un tel appel au meurtre doit être lu comme une dévolution de haine à l’humanité tout entière, justement parce qu’il ne s’adresse à personne : « Le graffiti devient le complice d’un antisémitisme universel, “partie commune” de la société, quelque chose qui vient d’en bas, du peuple en dessous. » Qui ne voit la résonance de cette interprétation avec des incidents qui alimentent régulièrement la rubrique des faits divers, alors qu’il faudrait les considérer comme des faits de société et de culture ?

Bar-Zvi réinscrit ainsi la pulsion de haine à l’origine de l’antisémitisme dans l’évolution démocratique et formule un paradoxe digne de Tocqueville : « Les sociétés n’ont jamais autant tué que depuis la croyance en l’adoucissement des mœurs. » Tant que «  juif  » désignait une catégorie fiscale, une protection politique pouvait être espérée en retour. À partir du moment où il désigne seulement une personne pas tout à fait comme les autres, cette dernière devient une menace insidieuse. Le juif suscite alors la hantise de ses congénères. Le rapport à l’argent, au sacré, au désir et au politique forment les quatre grandes obsessions qui thématisent l’altérité pathologique du juif selon la mythologie antisémite.

Envisager l’antisémitisme comme une tradition, une culture et une mythologie, c’est se donner les ressources pour ne plus être surpris quand celui-ci devient une idéologie et une politique. C’est invalider la thèse répandue de la «  banalisation  » qui barre la route à l’intelligibilité du phénomène en s’inclinant devant une réalité ordinaire incrustée. C’est éviter la logomachie des «  heures sombres de l’histoire  » et du «  retour de la barbarie  ». Voilà ce dont l’essai de Bar-Zvi nous délivre aussi, au risque de nous laisser aux prises avec un véritable mystère.

Les Provinciales, 2019
218 p. 20 €

Isabelle de Mecquenem

Isabelle de Mecquenem est agrégée de philosophie et enseigne depuis trente ans une discipline qui n’existe pas, la philosophie de l’éducation. Depuis 2015, elle est aussi chargée de mission sur la laïcité et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme à l’université de Reims Champagne Ardenne. Elle a publié une synthèse sur la laïcité en 2018 aux éditions Studyrama. Elle dirige avec Céline…

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