
Un doute infini. L’obsessionnel en 40 leçons d'Alain Abelhauser
Alain Abelhauser, pourtant professeur de psychopathologie, propose une approche très personnelle de celui qu’il nomme affectueusement « mon obsessionnel » et qu’il interpelle pour le mettre en garde contre son pire ennemi : lui-même. Néanmoins, la figure du « frère » et l’avatar clinique de l’auteur présupposent une structure anthropologique. Tel est l’intérêt de l’« obsessionnalité » : elle se caractérise par une façon de penser et de parler différente. Dans cette mesure, l’ouvrage d’Alain Abelhauser proteste contre la « pathologisation » de l’obsessionnel et milite pour le réintégrer dans le champ de l’humanité commune.
Semblant faire écho à Henri Maldiney qui considérait la mélancolie comme « une flexion de la condition humaine1 », Alain Abelhauser interroge l’obsessionnalité comme une énigme à même de révéler des vérités sur « le fonctionnement psychique en général » et notre condition mortelle. La névrose que Freud avait isolée à travers le cas de « l’homme aux rats » est ainsi conçue comme « l’une des structures psychiques permettant à un sujet d’advenir ». L’auteur rend attachant l’être perclus de contraintes et de dilemmes qu’il dépeint par ses « éclats » plutôt que par ses symptômes. Il délaisse vignettes cliniques et récits de séance pour capter sur le vif les infinies variations de la série obsessionnelle, en s’appuyant sur des scènes de western, des péripéties de roman ou de tragédie, ainsi que sur des incidents de la vie quotidienne.
Le « doute infini » du titre renvoie à la logique lancinante et quasi tragique de l’obsessionnel dans les trois registres fondamentaux du désir, de la pensée et de la parole. Le rapport de l’obsessionnel au désir est à cet égard paradigmatique : pour ce « vivant-mort », le désir est un boulet et le sexe une « encombrance », selon l’expression de l’auteur. « Vivant-mort » plutôt que mort-vivant, dans la mesure où l’obsessionnel ne pratique la mortification de son désir que pour mieux le préserver : « Vous avez bien entendu ? À réaliser votre désir ? Horreur et putréfaction ! » La parabole du Club Med évoque l’enfer des obsessionnels, puisque tout désir se doit d’y être immédiatement satisfait. Pratiquant l’ascèse dans une civilisation d’abondance, l’obsessionnel apparaît sous le jour d’un athlète paradoxal : « En s’organisant pour toujours rater toute rencontre susceptible d’advenir. En décrétant irréductible la dette qu’il a contractée en venant au monde. En considérant comme affaire d’excrément l’humanité dont il participe. Et en supposant parfaitement superflue toute mesure d’achèvement de quelque entreprise que ce soit. »
Mais l’exercice de la pensée n’est pas moins compliqué et difficile, puisque l’obsessionnel recourt à des opérations coûteuses pour éviter le port de l’angoisse, comme « l’ardoise magique » capable d’effacer des événements ou bien la fameuse isolation (Isolierung), qui en supprime les conséquences, au risque de passer pour un « débile ». Du côté de la parole, l’obsessionnel se distingue par sa volonté de tout dire, de ne dire que le vrai et de le dire d’un bloc, ce qui lui confère une façon toute particulière de s’exprimer, faite de répétitions et d’empêchements qui peuvent rendre son discours exaspérant.
Nous avons donc affaire à un « monstre », au sens qu’avait ce mot à la Renaissance, et la composition de l’ouvrage en courts chapitres évoque plutôt le genre poétique du blason que celui de la description clinique. Alain Abelhauser n’aborde pas la question de l’origine – on n’ose dire l’étiologie – de l’obsessionnalité, si ce n’est par une allusion générale : « Ce qui menace le sujet (et le désir qui le soutient), c’est la jouissance », sur laquelle Freud renchérit : « L’expérience précise d’une jouissance insupportable et traumatique dont il n’arrive plus à se défaire par la suite. »
De la même manière, l’auteur ne développe pas le rôle des mères dans « les fabriques d’obsessionnels », alors que les « mères qui essayent d’avaler le monde parce qu’elles croient ainsi pouvoir lui échapper » apparaissent comme des figures terrifiantes de la mythologie. Alain Abelhauser laisse également de côté la question de la prévalence masculine de l’obsessionnalité. Enfin, s’il décrit « le petit enfer domestique » que l’obsessionnel s’aménage en transformant son refuge en une tombe, l’auteur passe sous silence les « durs moments » que connaissent les proches de ce prodige de l’humanité.
- 1.Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2007, p. 77.