
Être croyant dans un monde non croyant
Réagissant à la lecture de l'ouvrage Nous ne savons plus croire, François Meunier adresse à son auteur deux objections, auxquelles Camille Riquier a bien voulu répondre, situant sa démarche dans un âge et une époque de mélancolie.
« Pourquoi ne croiriez-vous ? Parce que, dites-vous, il n’y a nulle apparence. Je vous dis que pour cette seule raison vous devez le croire en foy parfaite. Car les Sorbonnistes disent que foy est argument des choses de nulle apparence. » Rabelais, Gargantua, ch. 61.
On ne résume pas le beau livre de Camille Riquier, Nous ne savons plus croire2. Le plus concis des résumés serait le livre lui-même. On se limite à deux remarques. La première sur ce qu’il en est de vivre sa foi chrétienne dans un monde majoritairement sécularisé ; la seconde sur ce que Riquier appelle, pour le dénoncer, le nihilisme.
Le monde sécularisé
Les enquêtes en témoignent : la croyance religieuse s’effrite partout dans le monde, quoi qu’on ait pu dire au tournant du xxe siècle d’un retour des religions, quoi que laisse suggérer l’activisme des évangéliques ou de l’islam3. Même des pays jusqu’à peu intimement catholiques n’y échappent pas. C’est le cas en Amérique latine où l’Européen provoquait autrefois l’étonnement persan, « Comment peut-on être athée ? ». Une enquête faite au Chili demande aux gens de qualifier leur croyance en Dieu4. En 2006, 94% répondaient « Je crois en Dieu et n’ai aucun doute à cela » ; ils sont 76% en 2019. Les catholiques affirmés étaient 70% en 2006, mais 45% en 2019, sans que les pentecôtistes, contrairement à une vue trop rapide, aient pris leur place : ils ne passent que de 14% à 18%. Ce sont bien les « sans religion ou athées » qui progressent, de 12% à désormais 32%.
Donc le croyant, disons le catholique ici, doit s’habituer à vivre sa foi de façon minoritaire. L’athée, comme le note Riquier, a fait son travail de sape, n’ayant même plus à être vindicatif. Il se pare du nom moins agressif d’agnostique qui désamorce mollement le conflit. Les questions religieuses, dit John Searle, sont comme les questions de préférence sexuelle : elles ne doivent pas être discutées en public5.
Mais voici le point : est-ce une gêne ou une opportunité pour le catholique ? Un Jean-Luc Marion, par exemple, autre chrétien fortement interpellé, est assez offensif à ce sujet6, alors qu’on sent Riquier quelque peu désorienté, attendant en conclusion du livre qu’un cycle s’achève et qu’on retrouve le sens de la foi, et implicitement du divin.
Car cette position minoritaire n’est pas si inconfortable. Un premier avantage, celui que Marion met en avant, c’est de retrouver l’apostolat, le témoignage, le port d’une parole forte. Il y avait beaucoup de chrétiens passifs autrefois quand la société se disait pleinement catholique. Les voici athées, la différence est faible. Vu de l’extérieur, ce devrait être un élément plus tonique que déprimant.
Le second est d’ordre sociologique : à être minoritaire, à tout le moins une large minorité non opprimée, on bénéficie de liens de solidarité, d’identification qui insèrent l’individu dans un réseau actif de relations sociales. La majorité est anomique, distendue…. Et quelle minorité que la catholique ! Elle est autre chose par exemple que les francs-maçons. Elle repose sur une éblouissante culture, riche de son passé millénaire, elle abonde d’histoires magnifiques qu’on peut conter à tous. Les juifs de France sont une telle minorité. Les catholiques peuvent l’être tout aussi bien, et à une tout autre échelle.
Il y a bien sûr un danger qui n’échappe pas à Riquier. Cette introversion peut n’être qu’un repli sur des marqueurs identitaires étriqués voire rances, souvent autour des thèmes qu’on appelle sociétaux. On assiste aux prémices d’un mouvement de la sorte, alors que dans la tradition chrétienne, les liens sont non exclusifs et dépassent les barrières nationales ou ethniques.
Enfin, troisième avantage, la société dite athée garde trace d’un ensemble de pratiques, de gestes qui tiennent au christianisme et qui étaient et restent pour beaucoup l’habillage de règles morales ou de moments forts dans une vie humaine. « Il est naïf, dit l’encyclique Laudato Sí (§199), de penser que les principes éthiques puissent se présenter de manière purement abstraite, détachés de tout contexte, et le fait qu’ils apparaissent dans un langage religieux ne les prive pas de toute valeur dans le débat public. » C’est ce langage, ces gestes, marqués dans nos traditions, qu’on peut valoriser. La religion conserve encore une grande part du monopole du sacré, dans le sens des célébrations, naissances, passage à l’adolescence, mariages, mais surtout gestion de la mort. Comment ne pas regretter que des milliers d’églises restent tout à la fois bien dressées, bien conservées, mais vides en raison de l’usage étroit auquel on continue à les vouer ? L’idée de Dieu n’a pas forcément à être présente dans cette vision, elle peut s’inviter en surplus. Il s’agit alors d’une foi séculière, comme le dit Riquier (p. 44). Beaucoup demanderaient à faire partie du « club ».
Ce qui amène au sujet important des « pratiquants non croyants ». Riquier évoque cela avec ce mot d’humour : une « absurdité théologique ». « C’est une grande question, écrit-il, de savoir s’il est possible de croire en Dieu (credere in Deum) sans croire que Dieu existe (credere Deum) » (p. 44 et encore p. 186). Mais peut-être ne pousse-t-il pas assez loin : dans un espace culturel ouvert, où les gens sont à la recherche de règles et rites, l’Église dispose d’un capital aujourd’hui dormant. Il n’est pas décalé d’évoquer ici l’expérience juive en France. Beaucoup pratiquent, y compris les interdits alimentaires ou vestimentaires, non tant parce qu’ils croient en Dieu, mais par continuité, par lien avec des habitudes ancestrales, bien au-delà du terme disqualifiant de folklore.
L’interrogation renvoie également à la rénovation, impossible ou nécessaire, du dogme. On pourra, même chez les plus croyants des catholiques, se moquer quelque peu de choses comme le purgatoire, les anges ou l’eucharistie. Pour tout aussitôt refuser le toilettage, peut-être par peur d’affaiblir l’édifice ou par la sorte de tendresse qu’on a pour les objets qui vous accompagnent depuis longtemps. Mais on peut plus offensivement les garder parce que certains gestes sacralisent l’identité du groupe. « La question cruciale, évoque Philip Kitcher dans un livre centrée sur cette thématique, concerne la capacité des métaphores, des mythes et des histoires à orienter la vie des fidèles de manière valable7. »
C’est ce type de foi que, l’âge venu, a revendiquée en quelque sorte Ernest Renan dans un beau texte commenté par Riquier8. Lui, le rationaliste excessif, épuisé dans sa lutte pour construire des fondements rationnels à sa foi, oubliait Dieu, mais au fond restait chrétien.
Le nihilisme
Le livre nous invite à une sorte de parcours d’étape où, à chaque relais, de grands auteurs se succèdent pour nous servir de compagnons. Montaigne bien sûr, dont on conçoit bien que, dans la tempête des guerres de religion, la parole ait été prudente. Il aurait aimé le mot d’agnostique s’il avait existé alors. Il retient l’approche fréquente de dire notre raison trop faible pour se prononcer sur ces choses. Mais le solide Descartes ne pouvait accepter cela : voici que le monde devenait explicable et doté de lois, il y avait eu les découvertes de Galilée et les siennes. C’était la fin des explications par le mystère, par l’inconnu. La démystification pointait. Lui qui avait tout compris ou presque à la lumière, aux éclairs, aux arcs-en-ciel, savait que la cause était perdue si Dieu n’était là qu’en creux, dans le domaine non encore éclairci de la raison humaine, comme une armée qui recule. Il fallait rompre et redonner sa place au Dieu transcendant. Et pour cela rebâtir de neuf l’argument de saint Anselme où le concept de Dieu et son objet fusionnent, avec l’échappatoire et la régression à l’infini fréquents en théologie. Car un Dieu logé dans l’infini libérait en quelque sorte le monde fini. Il avait donné des lois à la nature, et à l’homme, la raison pour qu’il s’en empare. Certains ont pu voir ici la construction du socle épistémique qui, après Descartes, Robert Boyle (l’inventeur du Dieu horloger) et bien sûr Newton, tout trois théistes convaincus, allait permettre en Europe les immenses progrès de la science et des techniques pour le siècle suivant, mieux peut-être qu’un athéisme survenu trop vite historiquement.
L’étape qui suit Descartes, dans le livre de Riquier, se fait avec Nietzsche : ici, on coupe un peu plus le lien et l’homme reste face à lui-même, avec l’inévitable vertige qu’entraine cette délicate position. Le mot fort de « nihilisme » vient de ce moment, quand on a repoussé du pied l’échafaudage et mis au rebut nombre des valeurs précédentes.
Mais le terme nihilisme, péjoratif et binaire, évoque trop fortement un avant et un après Nietzsche, lui donnant une importance qu’il n’a pas forcément. Par exemple, à la même époque que Descartes et au même endroit, une autre réponse se faisait et allait avoir un grand succès, celle de dire que Dieu n’est pas au-delà de tout cela, il est tout cela. On aurait aimé qu’au gré d’une étape, Riquier s’arrange à nous faire accompagner par Spinoza.
Plus que Nietzsche, c’est le grignotage progressif des textes sacrés par la lecture historico-philologique et la découverte d’autres sociétés qui ont réussi à relativiser le concept du Dieu chrétien. Plutôt que mort, Dieu est « historicisé » et il y a fort à parier qu’on en verra de prochaines « séquelles ». Le mouvement vient de loin, avec l’indignation de Bartolomé de Las Casas, avec les pérégrinations asiatiques des missionnaires jésuites et, dans le champ intellectuel, avec l’épluchage textuel minutieux et pionnier fait par Spinoza9.
Dans un fascinant livre10, Thomas Römer raconte deux autres ruptures historiques dans la notion de Dieu, celle qui a conduit au Dieu unique des juifs avec Moïse et celle, sans doute plus importante et moins connue, advenue au début du viesiècle avant Jésus Christ, suite à la déportation des élites juives à Babylone et la destruction du temple de Salomon. C’est de là qu’est venu le Dieu un, tant des juifs que des babyloniens, source du monothéisme actuel. Ce bouleversement minore le choc nietzschéen. Il fallait expliquer l’incroyable défaite. Dans un monde où chaque peuple avait ses dieux, il aurait été logique de conclure à la supériorité des dieux babyloniens (tout proches d’ailleurs de devenir un dieu unique, dans un processus naturel de consolidation), puisque Yahvé n’avait pas su protéger son peuple. Eh non ! le saut conceptuel a été de dire : Yahvé n’est pas impuissant, au contraire, il est tout puissant, il est omniscient. La preuve : il nous punit, il utilise, tant son pouvoir est grand, les babyloniens comme ses instruments pour faire passer sa justice divine. Au passage, cela jette la théologie dans l’épineuse question du mal, et oblige les juifs à jongler avec un Dieu qui est le leur et pourtant le Dieu de tous.
On voit qu’à chaque étape il y a eu un processus de distanciation et de conceptualisation. Cette vue du dehors, avec distance, comme le note justement Riquier (p. 24), participe, dans la plus récente de ces étapes historiques, de ce qu’on appelle la sécularisation. Mais d’autres paradigmes peuvent émerger, y compris chez les chrétiens. Il sera intéressant de suivre ce qui va advenir de ce courant chrétien, proche de l’écologie, proche aussi d’un retour à une théologie franciscaine et à un immanentisme renouvelé, qui cherche à en finir avec l’orgueil de l’homme dominateur et à se réconcilier avec une Nature trop longtemps oubliée.
Rien donc de nihiliste dans le bouillonnement actuel, simplement une étape de plus. D’où peut-être le risque que voici à cette captation du mot pour désigner un monde qui perd ses repères : s’il n’est plus guère de chrétiens aujourd’hui à penser que les athées leur sont moralement inférieurs, il pourrait y avoir, en substitut, une façon plus subtile de condescendre : celle de dire que le non-croyant (ou plutôt les sociétés qui l’abritent en majorité) a perdu la boussole, qu’il flotte dans le vide, dans sa dépression, qu’il va « croire n’importe quoi ». Avec parfois un vocabulaire cataclysmique : parler de « l’immense banqueroute » qu’est la perte de la foi, « l’arrière-fond de nos existences conditionnées par l'industrie et le capitalisme » (p. 185) ou des désordres écologiques (p. 123).
Riquier n’en est qu’à l’interrogation. Il hésite. Si les valeurs bimillénaires du christianisme ont, comme il le dit à raison, forgé nos habitudes (p. 137) et acquis un poids dominant, on se demande pourquoi elles perdraient d’un coup leur force parce qu’on a franchi une étape de plus dans la « démystification ». C’est le seul malaise, lui qui entend en provoquer (p. 28), que provoque la lecture de ce livre stimulant.
François Meunier
L'âge de la mélancolie,
réponse à François Meunier
Aujourd’hui qu’il se compte dans certaines disciplines presque plus d’auteurs que de lecteurs et qu’un grand nombre de livres, pourtant plein de mérites, se perdent avant d’arriver à destination, il faut se réjouir que certains lieux comme Esprit ménagent encore des espaces de dialogue. Ayant lu les remarques que François Meunier a formulées sur mon dernier livre, Nous ne savons plus croire, je remercie l’auteur pour l’éclairage nouveau qu’il apporte aux propos que j’y ai soutenus et sur lesquels il serait sage de ne pas souhaiter le dernier mot. On m’invite cependant à lui répondre : l’occasion est rare et je la saisis très volontiers.
Des intentions pures
Le nombre des fidèles diminue partout dans le monde. Mais « est-ce une gêne ou une opportunité pour le catholique » ? La question est très juste et a d’ailleurs une portée très générale. Car le privilège qu’offre le petit nombre se vérifie bien souvent et dans tous les domaines, et pas uniquement dans celui des religions, tant la victoire est pour les hommes « une occasion de chute ». Elle corrompt ou ramollit les meilleures volontés. Surtout quand le vainqueur, feignant d’être arrivé au but, se demande quel profit il peut en tirer pour lui-même ou pour le parti qu’il défend. À quoi s’ajoutent les combattants de la dernière heure et tous ceux qui se rangent au même avis, sans y adhérer de cœur, pour la seule raison qu’il est devenu l’avis qui domine.
Peut-être faudrait-il toujours préférer la défaite, ou du moins apprécier plus que tout celles et ceux qui demeurent fidèles à leurs convictions jusque dans la défaite, en cela qu’elle purifie les intentions. Là, les masques tombent et une sorte de tri naturel s’opère. Il n’y a plus de gain à partager. Les hypocrites et les tartuffes s’éloignent sans qu’il soit besoin de les chasser ; ne demeurent plus que les plus sincères, solides à leur poste malgré la perte et l’infortune. Un autre exemple pourrait l’illustrer. Plutôt que de déplorer le déclin de la gauche en France, pourquoi ne pourrions-nous pas considérer sa dimension actuellement réduite, en surface, comme l’opportunité rare de la reprendre à la racine, c’est-à-dire en profondeur ? Envisagé sous cet angle, il n’y aurait plus à craindre que le socialisme disparaisse comme peau de chagrin. Il serait toujours de petite taille mais comme peut l’être un germe. Et on y verrait le signe de sa croissance future et de sa possible régénérescence. Et ce qui est vrai en politique l’est peut-être davantage encore en matière de religion. C’est elle qui avait conduit Max Weber à distinguer les termes de société (Gesellschaft) et de communauté (Gemeinschaft). Le consensus et la conformité font société. La foi véritable, quant à elle, ne peut former dans le meilleur des cas qu’une communauté. À mesure qu’elle s’étend à la société dans son ensemble, elle se distend et perd de son exigence pour les consciences. Tout comme elle n’a chance de retrouver sa vigueur que dans l’espace plus réduit des communautés.
Si tel était le sens de la remarque de François Meunier, alors je n’y vois aucune objection, puisque j’y souscris moi-même. Je n’oserai lever la main et répondre même que c’est parole d’évangile ! Mais tout de même, il se pourrait qu’en séparant de la sorte « le bon grain de l’ivraie », nous demeurions assez fidèles à son esprit. Car sans y avoir d’abord songé, presqu’innocemment, nous sommes retombés incidemment sur l’Évangile de Matthieu et sur la parabole du semeur (XIII, 24-32). Et il semble que nous touchons ici d’assez près le sens moral qu’elle contient et qui permettrait qu’on se l’approprie. Jésus invite à laisser le bon grain et l’ivraie « croître ensemble jusqu’à la moisson », et à ne pas les séparer avant qu’ils ne se séparent naturellement l’un de l’autre. Nous pouvons du moins l’entendre ainsi. Et l’Église aujourd’hui, quoique beaucoup moins puissante qu’elle ne fut, est en ce sens plus fidèle à l’esprit évangélique depuis qu’elle a renoncé à pourchasser l’hérétique ou à arracher de quelque façon la mauvaise herbe de sa propre initiative.
Foi ou croyance ?
Néanmoins, la raison pour laquelle je m’accorde sur le principe avec François Meunier est celle-là même qui me conduirait à émettre quelques réserves dans le détail des avantages que doit selon lui apporter aux catholiques leur mise en minorité. Mais là encore, tout dépend de ce qu’on attend de chacun d’eux. Et ma seule objection serait qu’on laisse entendre que l’Église aujourd’hui, parce que sa puissance est exclusivement spirituelle, peut compter sur un bon grain naturellement séparé de l’ivraie et qui pourrait enfin croître sans entraves. Car cela reviendrait de nouveau à anticiper sur le temps de la moisson et à retourner, quoique de manière plus subtile, l’esprit contre la lettre de la parabole du semeur que nous évoquions. Si je m’autorise à reprendre les trois avantages en suivant l’ordre inverse à celui dont François Meunier s’est servi pour les énumérer, c’est que le premier avantage qu’il considère est le plus important et qu’il me semble conférer aux deux autres un poids qu’ils n’auraient pas eu sans lui.
Je commence ainsi par le troisième avantage. François Meunier l’envisage sous deux aspects que je serai tenté de dissocier. D’un côté, il souligne que « l’Église dispose d’un capital aujourd’hui dormant » qu’il est dommage de laisser sans usage. Car le mot de « Dieu » ne doit plus être un obstacle. Et rien n’interdit d’user des rites et des symboles, dont nos sociétés sécularisées conservent la trace, de façon plus libre et généreuse que dans le passé. Je l’évoque dans mon ouvrage. Et je reconnais la position de Bruno Latour, qui lui a donné ses meilleurs arguments. Mais loin de contredire le constat que j’ai voulu dresser, il me semble qu’elle le confirme. Puisque Latour se déclare non-croyant et n’accepte l’héritage qu’à la condition qu’on consente à débarrasser la religion chrétienne du « fardeau superflu de la croyance »11. C’est bien ce fardeau qui l’avait jusqu’ici empêché d’en apprécier l’immense richesse. Certes, ne plus croire représenterait plutôt une chance à ses yeux, et laisserait penser que l’impuissance à croire que je remarque pour ma part n’est pas un si grand mal. Mais c’est simplement que la foi qu’il rejette n’est pas celle dont je dis qu’elle fait défaut. Elle renvoie à la notion moderne de croyance dont le caractère factice a précisément contribué selon moi à occulter la foi véritable, faute d’y voir autre chose aujourd’hui qu’une simple opinion (croire que…).
Cela dit, il y a un second aspect qui n’entre pas nécessairement dans les vues du premier. Car de l’autre côté, François Meunier suggère que cet héritage peut se suffire à lui-même, du moins qu’il est en mesure de satisfaire « ceux qui sont à la recherche de règles et de rites ». Dès lors, il n’y a plus à envisager leur pratique comme un moyen extérieur qui dispose le croyant à recevoir la foi à l’intérieur. Les règles et les rites ont leurs valeurs propres et le fait de ne pas croire en Dieu ne les diminue aucunement. En sorte que les respecter, c’est déjà appartenir à la religion qu’on a choisi de pratiquer. François Meunier pousse assurément plus loin que je ne m’y risque. Mais après tout, n’est-ce pas seulement une invitation à se refaire, en toute conscience, hommes du xvie siècle ? Avec ce tour de vis supplémentaire qu’il ne s’agit plus même de croire par coutume mais simplement de pratiquer par coutume, « par lien avec des habitudes ancestrales ». Et puisqu’en effet ce siècle ressemble au nôtre à bien des égards et que François Meunier a placé lui-même en exergue à son propos une citation de Rabelais, qu’il m’autorise en guise de réponse à citer Érasme que Rabelais tenait pour son maître : « Tu es baptisé : ne va pas te figurer aussitôt que tu es chrétien. […] Tu veux t’attirer la faveur de Pierre et de Paul ? Imite la foi de l’un, la charité de l’autre, et tu auras plus fait que si tu courais dix fois d’église en église à travers Rome12 ».
J’en viens au second avantage que l’auteur souligne : permettre à l’individu de s’inscrire « dans un réseau actif de relations sociales ».Cet argument serait valide, il me semble, s’il s’appliquait à une communauté de foi, au sens que Max Weber lui donnait. Mais ôtez-lui la foi qui constitue son ciment véritable et les liens de solidarité que vous constatez ne profitent plus qu’aux intérêts du groupe, lequel n’est soudé que parce qu’il est plus restreint. Cet avantage est d’un autre registre et relève en effet de la sociologie. Et s’il doit aujourd’hui bénéficier aux catholiques, ce n’est pas parce qu’ils sont catholiques mais parce qu’ils sont moins nombreux. Je ne peux d’ailleurs mieux dire que l’auteur lui-même : il s’agit de faire partie du « club » - lequel est fermé par stricte définition et, ainsi compris, n’a plus de catholique que le nom (καθολικός, universel). Être ou ne pas être (chrétien), telle n’est plus la question, mais seulement en être ou ne pas en être. Je ne reprocherai d’ailleurs pas aux catholiques de se soutenir entre eux. Pourquoi pas, après tout. C’est bien naturel. Je leur reprocherais plutôt de ne pas se soutenir assez et beaucoup moins que nombreuses autres communautés, où il se rencontre moins d’hétérogénéité et de tendances contraires parmi les membres.
La perte de sens
Le premier avantage doit m’arrêter plus longuement. François Meunier affirme qu’être en position de minorité permet aux catholiques de « retrouver l’apostolat, le témoignage, le port d’une parole forte ». L’argument est convaincant et appelle une attention particulière. Il me donnera l’occasion de répondre en même temps à sa seconde critique, qui porte sur le nihilisme. L’argument est si convaincant qu’il m’a convaincu. Le reconnaître me soulage presque, puisque c’est sur ce point que François Meunier m’oppose à celui qui fut et demeure l’un de mes maîtres, Jean-Luc Marion. Et j’aurais mauvaise grâce à contredire l’optimisme paradoxal que celui-ci défend. Il est pourtant vrai que je suis désorienté et qu’il semble ne pas l’être. Mais la différence est-elle si grande ?
En premier lieu, le nihilisme qui me sert à qualifier notre époque et qui fait dire à François Meunier que je prête à Nietzsche trop d’importance est un constat que je partage avec Jean-Luc Marion. Probablement je dois à la lecture de l’un de ses premiers livres, L’Idole et la distance, de me l’avoir fait entendre comme une évidence à laquelle il n’y a qu’à consentir, bon gré mal gré, et non pas comme une certaine lecture du monde imputable à un homme, fût-il de grand style, fût-il Nietzsche. Nietzsche n’a pas inventé le nihilisme. Celui-ci dépasse son auteur et nombreux sont ceux après lui qui ont réitéré le même diagnostic. Le sens qu’on lui a donné a pu varier ensuite d’un auteur à l’autre. Marion en avait proposé une certaine interprétation, et je m’y suis essayé également de mon côté. Mais pour cette raison, nous sommes d’accord sur le principal. J’aurais certes pu parler davantage de Spinoza que je ne l’ai fait. Cela n’aurait cependant en rien diminué l’importance du diagnostic, qui demeure. Le nihilisme est le nom pour dire la perte de sens. Alors s’il donne l’impression au lecteur que je suis désorienté, je peux répondre qu’on le serait à moins. Et je veux croire que Jean-Luc Marion ne me dédira pas, puisqu’il continue d’affirmer, jusque dans le livre que François Meunier m’oppose : « nous nous approchons du cœur du nihilisme13 ». Autrement dit, j’ai pu adopter une position incontestablement moins offensive que la sienne ; j’ai pu dire tout autre chose que lui ; mais cela ne suffit pas à faire une contradiction entre nous. On trouverait d’autres endroits, plus discrets, où je m’autorise à lui formuler quelques critiques. Mais ici il faut conclure que je m’accorde à l’enseignement qu’il m’a donné. Malgré les apparences, je lui suis encore fidèle.
Comment alors expliquer le contraste si vif entre nos deux livres, aussi bien par le ton que sur la forme ? La raison semble venir de ce que, dans Brève apologie pour un moment catholique, le nihilisme est maintenu délibérément en arrière-fond et qu’il est comme momentanément neutralisé dans ses effets, tandis que mon sujet m’obligeait à le placer au devant de la scène, puisque je choisissais de décrire la situation faite à la foi dans nos sociétés occidentales. Jean-Luc Marion soutient le paradoxe que « globalement, pour les catholiques, tout va très bien14 » et il ne manque pas d’arguments pour le faire valoir. Mais il lui a fallu pour cela adopter le « point de vue de Sirius, abstrait et détaché des contingences15 ». À cette distance, immense, tout se découvre sous un nouveau jour. Une manière plus triviale le fera peut-être mieux entendre. Disons qu’il demande à chacun et au catholique en particulier de se regarder lui-même, de très loin et comme vu du ciel. De la sorte, force est de reconnaître que toutes les conditions sont réunies pour qu’il occupe un rôle de premier plan dans la société et qu’aujourd’hui est son moment. Bref, tout est là, préparé et parfaitement agencé ; rien ne manque. Et c’est peut-être d’ailleurs la première fois que le jeu se trouve être complet, avec toutes ses pièces ; c’est la première fois que le sort est aussi favorable au chrétien. Et c’est à croire en effet que nous sommes tout près d’assister à « un extraordinaire moment catholique de la société française ». À un petit détail près cependant. Rien ne manque aux catholiques pour tenir le devant de la scène sauf… les catholiques eux-mêmes. Car il faut souligner l’extrême prudence avec laquelle Marion l’affirme, qui explique qu’il use si souvent du conditionnel, quand ce n’est pas pour en faire une simple possibilité. Il ne s’agit pas de prédire, mais de déjouer « les prédictions des sages » et « des experts », et donc de dire contre toute attente : « Il se pourrait que […] nous allions au-devant d’un extraordinaire moment catholique de la société française16 ». La manière dont Jean-Luc Marion l’affirme fait dès lors partie intégrante de ce qu’il affirme. Et, dans la manière, cela revient un peu à dire aux chrétiens qu’ils ont tout pour être heureux et que c’est bien désolant de les voir toujours aussi malheureux.
En sorte que lorsque j’affirme que, malgré le désir de croire ou l’intérêt renouvelé qu’on peut avoir pour les rites ou pour les dogmes, la foi fait encore défaut et que notre embarras vient de la situation historique qui nous a été faite dans nos sociétés occidentales, j’observe la même chose que lui mais envisagé sous un autre angle. Jean-Luc Marion montre que la forme est là, comme un vase qui n’attend plus que de recevoir son contenu ; et moi, dans le rôle du rabat-joie, je rappelle que le contenu manque. Si l’appel qu’il lance est plus optimiste que le mien, mon intention n’est cependant pas de décourager par avance l’effort du croyant sincère. Le caractère plus offensif dont il fait preuve peut également s’expliquer par le fait que sa réflexion enregistre une étape plus avancée que la mienne. Pour moi et ma génération, qui venons après 68, le lien avec la tradition a été plus nettement rompu. Et il était pour moi nécessaire de m’arrêter au problème et de le poser pour lui-même. Mais rien n’interdit à Jean-Luc Marion, plus aguerri et mieux préparé, de voir plus loin et d’anticiper sur une issue possible.
C'est aussi que je suis à cet âge de la vie où la mélancolie l'emporte. Quand on a dépassé quarante ans, le malheur du monde et le malheur des hommes se découvrent à nous comme jamais auparavant. Alors on écrit pour ne pas pleurer. Mais après un certain âge et avec le sentiment d’une vie accomplie, paraît-il que le fardeau s’allège et qu’une joie renaît dans l’âme de l’homme vénérable. Et il arrive à celui-ci de se mettre à écrire pour ne pas rire et se réjouir trop vite. Mais rire et pleurer, cela fait quelque temps que le Figaro de Beaumarchais et Charles Péguy à sa suite, nous ont enseigné qu’ils offrent deux regards sur le monde qui peuvent avoir même contenu. Le comique et le tragique ne s’opposent pas ; ils nous font voir une même réalité, à deux niveaux différents. Si Jean-Luc Marion observe notre génération avec un sourire que nous n’avons pas nécessairement, peut-être est-ce parce qu’il voit également le point où nous nous dirigeons et que nous ne voyons pas encore. Et quand je relis les remarques généreuses que m’adresse François Meunier, j’incline à penser que la différence entre lui et moi est à peu de chose près la même, c’est-à-dire bien mince en comparaison de ce que nous partageons.
Camille Riquier
- 1. Cette phrase, nous dit Ferdinand Brunetière dans son Histoire de la littérature française classique, (livre 2, t. 1, p. 114) a disparu de l’édition de 1542 sous pression des « Sorbonnagres ». C’est d’autant plus étonnant, ajoute-t-il, « qu’elle vient de l’Apôtre lui-même : Fides est argumentum rerum non apparentium. »
- 2. Camille Riquier, Nous ne savons plus croire, Desclée de Brouwer, 2020.
- 3. Ronald F. Inglehart, "Giving Up on God. The Global Decline of Religion", Foreign Affairs, Sept./Oct. 2020.
- 4. Encuesta Bicentenario", Universidad Católica de Santiago, 2020.
- 5. John R. Searle, Mind, Language and Society: Philosophy In The Real World, Basic Books, 1999, p. 34-35.
- 6. Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique, Grasset, 2017.
- 7. Philip Kitcher, Life After Faith: The Case for Secular Humanism, 2014, Yale University Press, 2014
- 8. Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Gallimard, [1883], 1983.
- 9. Pascal voyait bien le pouvoir érosif de la démarche quand, sans trop craindre la circularité, il reprenait saint Augustin : « Qui veut donner le sens de l’Écriture et ne le prend point de l’Écriture, est ennemi de l’Écriture » (Pensées, §900).
- 10. Römer Thomas, L’invention de Dieu, Le Seuil, 2014, 2017, ch. 11.
- 11. Bruno Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, La Découverte, « Les empêcheurs de penser en rond », 2002, 2013, p. 38.
- 12. Érasme, Enchiridion militis christiani, 1504, 1518, tr. A. J. Festugière, Paris, Vrin, 1971, « quelques règles générales du vrai christianisme » 5ème canon, p. 148-149.
- 13. Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique, Grasset, 2017, p. 46.
- 14. Ibid., p. 16.
- 15. Ibid.
- 16. Ibid., p. 46.