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Notes de lecture

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Ma mère avait ce geste d'Alain Rémond

décembre 2021

Alain Rémond, écrivain, journaliste et chroniqueur de longue date à Télérama et à La Croix, revisite son enfance et prolonge ainsi son œuvre autobiographique, après Chaque jour est un adieu (Seuil, 2000), Un jeune homme est passé (Seuil, 2002), Comme une chanson dans la nuit (Seuil, 2003) et plusieurs autres.

Le récit pourrait se résumer en cette phrase : « Tout ce que je sais du monde me vient de l’enfance. » Ou peut-être encore celle-ci : « J’ai appris la vie, j’ai appris la mort. Et l’amour de ma mère, qui me faisait tenir. Après quand on est grand, on se débrouille avec ce bagage. » Alain Rémond transporte son lecteur à Trans, village breton situé à proximité du Mont-Saint-Michel, où il a passé son enfance au milieu d’une fratrie de dix enfants (cinq frères et cinq sœurs), sous le regard bienveillant et protecteur de leur mère à qui ce livre rend hommage.

Cette dernière, issue d’une famille de marchands de cochons et orpheline de père à 8 ans, était une personne vive, forte et gaie, repère « indestructible » pour l’auteur. C’est grâce à elle que l’enfance passée dans la maison familiale à Trans, quoique vécue dans une modestie extrême, voire dans la pauvreté (« Maman paiera demain » était la phrase habituelle des enfants dans la seconde moitié du mois, quand il n’y avait plus d’argent dans le budget familial), laisse le souvenir d’un royaume inaliénable, d’un « paradis terrestre », au point que l’auteur se demande comment ils pouvaient être aussi heureux, « incroyablement, presque insupportablement heureux ». Vivre en contact étroit avec la nature, courir les forêts et les prairies aux alentours de Trans, avoir pour compagnons les lapins ou les chiens de la maison, ou bien se perdre dans l’imaginaire procuré par ce « miracle de la lecture  », bref être disponible aux merveilles de la vie quotidienne – tels étaient les ingrédients de cette heureuse enfance.

Cette « mère-courage » est aussi pour l’auteur « mère-confiance » ; confiance indéfectible en lui, en ses enfants, en la vie. C’est elle qui « réduit en confettis » le recteur (c’est ainsi que l’on appelle en Bretagne les curés) qui condamne publiquement, lors d’une leçon de catéchisme, le petit Alain de 11 ans pour lui avoir volé les pommes de terre de son jardin ; c’est elle qui, même si elle voit s’effondrer l’un de ses rêves les plus chers, se montre compréhensive lorsqu’Alain, après quatre ans passés au séminaire, vient lui annoncer qu’il renonce à la prêtrise ; c’est grâce à elle aussi que ce dernier arrive à faire sa vie dans le redoutable Paris, au milieu d’intellectuels dont il n’était pas « de la tribu ».

Il ne faut pourtant pas s’y tromper. Alain Rémond n’écrit pas une idylle de l’enfance. Les tragédies n’en sont pas absentes, comme lorsque son père vend leur chien Miron, compagnon privilégié des enfants. Cette vente est considérée comme une trahison déchirante, qui sonne la fin de l’enfance. Et puis, surtout, le bonheur de l’enfance se trouve régulièrement perturbé par les rudes disputes du soir entre les parents qui ne s’aimaient plus, par les retours tardifs et enivrés du père de famille qui faisaient trembler toute la maison. C’est là que réside le traumatisme de l’auteur, duquel il guérira seulement avec le décès de ce père dont il avait peur et honte en même temps ; mais encore plus avec la publication du premier volume de son autobiographie, Chaque jour est un adieu, qui marque la réconciliation avec le père et l’acceptation d’en être le fils.

Un autre point perturbateur de la tonalité essentiellement heureuse du livre, qui revient régulièrement sous la plume de l’auteur, est le cancer. Celui que l’auteur vient de traverser victorieusement, comme celui qui a fauché sa mère à l’âge de 60 ans et auquel cette dernière « a été volée », car les médecins lui ont caché la vérité en parlant d’un simple ulcère et ont obligé la famille à se faire complice de ce mensonge pendant les derniers mois de sa vie. On trouve, d’un côté, la lutte de l’auteur avec cette maladie insidieuse, avec ses bas et ses hauts, la foi dans la médecine, l’expérience fortement positive avec les soignants, dont l’un d’eux porte un nom identique à celui de Patrick Modiano, et de l’autre, la prétendue convalescence de sa mère qui ne parvient pas à reprendre force, la conscience qu’elle sait, et qu’elle sait aussi que sa famille sait, malgré leur tentative de dissimulation.

Dans les moments où elle se montrait soucieuse, notamment pour des raisons matérielles, de l’avenir de ses enfants, surtout des plus jeunes (dont l’auteur, qui fut le huitième de la fratrie), dans ces moments de crainte et d’angoisse, la mère avait ce geste – la main contre la joue – auquel renvoie le titre du récit.

Le récit d’Alain Rémond est fait de touches discrètes ; les petits bonheurs et les grandes tragédies de l’enfance y sont décrits avec une compréhension parfaite de l’âme enfantine. Certains passages, la pureté et la poésie du style sans artifices ingénieux, la voix pudique et délicieuse du narrateur, l’atmosphère imbibée d’enfance et de mort font qu’on se glisse dans son univers comme un enfant dans les bras de sa mère.

Plon, 2021
160 p. 12 €

Jan Zatloukal

Docteur en littérature slave, Jan Zatloukal enseigne à l'Université d'Olomouc.

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