Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, de Pierre Rosanvallon

C’est un livre d’un genre inédit, à mi-chemin entre l’essai politique et le parcours personnel, ou plutôt mêlant les deux, l’un soutenant et enrichissant l’autre – toute confidence sur la vie privée de l’auteur étant exclue. Il raconte une histoire qui commence en 1968, année de ses vingt printemps, une histoire dont il sera un acteur important après avoir rejoint (dès septembre 1968) la Cfdt, qui en fait vite un secrétaire confédéral rattaché au secteur économique, puis chargé d’animer la revue Cfdt aujourd’hui.

Convaincu qu’il s’agit de vitaliser la société civile prise dans des tensions multiples et prenant acte au fond sans regrets de la division démo­cratique, Pierre Rosanvallon ne dissimule aucun des conflits auxquels la Cfdt a été mêlée durant les années 1970, qui furent l’« âge de l’autogestion » et des tentatives pour inventer une nouvelle culture politique, au-delà du social-­étatisme et de la social-démocratie. Cette nouvelle culture sera celle de « l’autre gauche », ou de la « deuxième gauche », comme l’appelleront plus tard Hervé Hamon et Patrick Rotman. P. Rosanvallon raconte sa formation sur le terrain, ses rencontres concrètes et décisives à la Cfdt, avec Edmond Maire et Marcel Gonin, avec l’ami Patrick Viveret, ainsi que, c’est moins connu, avec Michel Foucault, André Gorz et Cornélius Castoriadis, ceux qu’il appelle des « marginaux sécants », qui restent à la porte de l’Université mais exercent, par leurs essais remarqués, une forte et bénéfique influence sur la pensée du social. Il y a aussi des découvertes intellectuelles, comme Gramsci et Illich.

Ce n’est pas une période sans disputes ni polémiques politiques, en particulier aux côtés de Rocard, contre beaucoup d’autres à gauche, le Parti socialiste de Mitterrand, le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialistes (Ceres) de Jean-Pierre Chevènement et le Parti communiste encore puissant, ainsi qu’autour du Programme commun de 1972, trop social-étatique ou social-républicain pour la Cfdt qui, dans les couloirs, y voyait une régression par rapport aux aspirations de 1968. La victoire de 1981, après le renoncement de Rocard pour laisser la place à Mitterrand, lui laisse un goût amer de défaite intellectuelle. Elle le démobilise plutôt qu’autre chose. Il reconnaît que l’auto­gestion, thème phare des années ­précédentes, s’évanouit alors sans débat du paysage intellectuel et de ­l’horizon de la transformation sociale. D’une manière générale, les années 1980 sont pour lui un « temps de piétinement », d’« engourdissement » de la pensée, avant d’être relayées, à la fin de la décennie et dans les années 1990, par un néo-­républicanisme souverainiste, sur une ligne de laïcité intransigeante et de défense du rôle de l’État et des services publics par Bourdieu et les siens – défense surprenante, car Bourdieu portait désormais au pinacle ce que la théorie marxiste vouait aux gémonies et au dépérissement.

Élu à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) en 1983, associé à la création de la fondation Saint-Simon – parfois démonisée de l’extérieur –, éditeur dans le cadre du Seuil avec la «  République des idées  », P. Rosanvallon commente avec son vaste savoir, acquis à travers une série impressionnante de travaux sur l’histoire sociopolitique depuis le xixe siècle, « notre histoire intellectuelle et politique » de la fin du xxe et du début du xxie siècle. On y appréciera notamment, in fine, la clarté de ses réflexions sur « les tâches du présent », avec un appui paradoxal sur Michel Foucault et son cours sur Naissance de la biopolitique pour démembrer les facettes du néolibéralisme, objet de tant d’ires et d’accusations. Attentif à la vitalité interne des démocraties dans ces élucidations des attentes et des enjeux, l’auteur évoque peu les facteurs externes qui bouleversent pourtant leurs équilibres politiques : la financiarisation du capitalisme, par exemple, est quasi absente. Serait-elle vraiment secondaire dans le tableau après ce qu’on a vu en 2008 ?

La surprise vient de la dernière partie du livre, où Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France (où il a succédé à Pierre Bourdieu), s’en prend frontalement à la dérive – faut-il dire droitière, conservatrice, réactionnaire… ? – d’intellectuels nommément cités, qui ne sont pas des moindres (Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Régis Debray, Pierre Manent, Jean-Pierre Le Goff, Jean-Claude Michéa, Michel Onfray, Christophe Guilluy… : la liste n’est pas exhaustive) et dont certains furent même un temps des amis au centre Raymond Aron. Il réfute courtoisement, sans aménité excessive, leurs positions. En général, les différends intellectuels à ce niveau sont plus feutrés, allusions et insinuations exigent un décryptage par des initiés. Ici, nul besoin de traduction : les choses sont dites en clair, les noms écrits en toutes lettres et les accusations formulées sans détour. P. Rosanvallon revient notamment sur le tollé créé en 2002 par Le Rappel à l’ordre de Daniel Lindenberg (dans sa collection «  La République des idées  ») : il défend la clairvoyance prémonitoire de cet essai, dont l’auteur est décédé il y a quelques mois. Mais le plus intéressant dans ces pages, ce sont les arguments de raison opposés à cette constellation d’auteurs, réunis par leur pensée pessimiste, catastrophiste, réactionnaire, passéiste, sceptique… et très présents dans les grands médias (aussi en raison de leurs talents ­d’essayistes) alors qu’ils se plaignent souvent d’être marginalisés par eux. Devant leurs écrits, le simple lecteur se trouve souvent démuni[1]. P. Rosanvallon lui donne quelques bons arguments pour justifier sa méfiance. Bon connaisseur du xixe siècle, il rappelle notamment que la dénonciation du moderne, avec des accents d’apocalypse, est tout sauf nouvelle : elle s’est manifestée dès le début du xixe siècle, contre ­l’individualisme, la médiocrité et le conformisme, et aussi les méfaits du capitalisme. Il reproche aux «  déclinistes  » ­d’aujourd’hui leur antilibéralisme intégral, leur rhétorique boursouflée et fausse contre les maux de la démocratie, une défense conservatrice du peuple sous un langage de gauche, le procès d’un Mai 68 imaginaire qui en fait l’origine de tous les maux actuels.

Au fond, le reproche essentiel, qui ressort finalement du parcours relaté dans le livre, c’est le simplisme et la paresse intellectuelle de leur vision négative, compacte et figée, de sociétés démocratiques où les tensions entre l’individuel et le collectif sont multiples et toujours en voie de dépassement, et ne sauraient être résolues par le retour au « bon passé », à la tradition magnifiée.

Jean-Louis Schlegel

 

[1] - Une des dernières marottes, chez certains, est la dénonciation de l’«  islamogauchisme  » et de leur tête de turc, Edwy Plenel, patron du site Médiapart. Ou à défaut, dès lors qu’on ne -s’associe pas à leurs cris contre le danger islamique, la commisération devant la naïveté des «  amis  » de l’islam.

 

Seuil, 2018
3 p. 22 €

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

Dans le même numéro

Fragiles vérités

Fausses nouvelles, désinformation, théories du complot : les vérités sont bien fragiles à l’ère de la post-vérité. Les manipulations de l’information prospèrent dans un contexte de défiance envers les élites, de profusion désordonnée d’informations, d’affirmations identitaires et de puissance des plateformes numériques. Quelles sont les conséquences politiques de ce régime d’indifférence à la vérité ? Constitue-t-il une menace pour la démocratie ? Peut-on y répondre ? A lire aussi dans ce numéro : un dossier autour d’Achille Mbembe explorent la fabrication de « déchets d’hommes » aux frontières de l’Europe, des repères philosophiques pour une société post-carbone, une analyse de ce masque le consentement dans l’affaire Anna Stubblefield et des recensions de l’actualité politique, culturelle et éditoriale.

 

Pour aller plus loin, découvrez une sélection d'articles publiés dans Esprit depuis 1949 sur les liens entre Vérité et politique