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JSA (2000) de Park Chan-wook
JSA (2000) de Park Chan-wook
Flux d'actualités

Les Nord-Coréens dans les films sud-coréens : une dédiabolisation ?

La réouverture des discussions intercoréennes à la veille des Jeux olympiques de Pyeongchang, en Corée du Sud, et la participation commune du Nord et du Sud à ces mêmes Jeux marquent un rapprochement orchestré par le nouveau gouvernement du Sud, né de la « Révolution des bougies » de l’hiver 2016. Ceci se fait au diapason de deux films sudistes récents et à succès, qui marquent un retour à une vision rénovée et plus positive des Nord-Coréens. Mais cette positivité retrouvée, de quoi est-elle réellement le nom ? Le cinéma sud-coréen lui a donné et lui donne encore des visages multiples et plus ambigus qu’il n’y paraît.

 

Un cinéma réactif à l’actualité politique

L’extrême réactivité du cinéma sud-coréen face à de nouvelles directives venues du gouvernement et de nouvelles tendances de l’opinion ne doit pas surprendre. Il existe, au départ, un potentiel de réaction issu de la structure de l’industrie : grâce à une organisation moins lourde et moins étalée dans le temps que celle que l’on connaît en France, les scénarios des films sud-coréens ont toujours été très réactifs à l’actualité. Les producteurs sud-coréens ont l’habitude de faire réécrire rapidement des scénarios qui s’accumulent dans les tiroirs depuis des années. Par comparaison, en France, il faut plusieurs années avant de voir un film se concrétiser, faisant souvent de son actualité un vieux souvenir. Cette réactualisation en fonction des affaires publiques du moment, qui a une visée commerciale avant d’être politique, est possible non seulement par la vitesse de mise en chantier d’une production mais aussi par le peu d’égard octroyé, en général, aux scénaristes. Ces derniers laissent très vite leur progéniture entre les mains des divers opérateurs sur un film. C’est donc au prix d’une certaine impersonnalité des scénarios que se fait cette réactivité presque en temps réel en fonction de l’actualité. En dehors des relations Nord-Sud, citons aussi, pour exemple, l’affrontement récent, par films interposés, entre les gouvernements nippons et coréens au sujet des esclaves sexuelles de la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs films ont vu le jour très rapidement autour de ce sujet. Il en a été de même avec le retour au pouvoir durant l’hiver 2016 de la génération issue des mouvements démocratiques des années 1980, plusieurs films dont deux gros succès récents ont célébré cette génération à point nommé. Notons, enfin, que cette réactivité n’est pas gratuite. Ces films ont un impact considérable sur la population ; souvent, plusieurs millions de spectateurs ont vu ces films en salle et d’autres millions de visionnages s’ajoutent ensuite via les Vod et les chaînes de télévision.

Steel Rain de Yang Woo-seok

 

De la diabolisation au néonationalisme

Qu’en est-il pour les images des Nord-Coréens au cinéma ? Des personnages nordistes sont apparus sous de nouveaux habits neufs dans deux superproductions récentes et à succès : Confidential Assignment et Steel Rain. Mais soulignons, au préalable, qu’il s’agit là d’un retour d’une certaine image positive après une période de diabolisation qui correspond, à peu près, aux films sortis sous les gouvernements des derniers présidents conservateurs, Lee Myung-bak et Park Geun-hye. Après les régime dictatoriaux (1948-1988) qui ont imposé la réalisation de films anticommunistes, où les Nord-Coréens ne pouvaient être représentés autrement que sous les atours de dangereux criminels, moralement dévoyés, possédés magiquement par des démons et atteint d’une bêtise congénitale (version des manuels scolaires jusqu’au début des années 1990, incluant l’idée d’une misère permanente et généralisée dans le pays), les gouvernements civils suivants ont cantonné l’anticommunisme à une censure plus sélective et indirecte.

Dès lors, pendant plus de dix ans, une série de films a effectué une relecture de la guerre civile en ré-humanisant les Nord-Coréens. Le plus notoire de ces films est South Korean Partisans (1990) de Chon Ji-hyung car, en partant d’une histoire vraie mais restée taboue sous les dictatures, il politise le conflit en mettant en scène des partisans communistes combattants dans le Sud du pays. Autre films marquants, To The Starry Island (1993) et Spring in My Hometown (1998) reprennent l’idée de désaccords politiques intercoréens et acquièrent une grande renommée même si le box-office reste modeste. La fin de cette période correspond à des records d’audience, notamment avec la sortie du célèbre film Joint Security Area de Park Chan-wook. En mettant en scène l’amitié illicite entre soldats du Sud et du Nord, par-delà les idéologies hors celle de l’unité nationale, il annonce l’inflexion nationaliste et ethnocentriste du deuxième gouvernement progressiste, avant un retour en force des gouvernements conservateurs. Deux films qui ont connu un énorme succès marquent cette réorientation : Taegucki (2004) et Welcome to Dongmakeol (2005). Ces deux films continuent à humaniser les personnages nord-coréens mais sous la bannière d’un néonationalisme censé dépasser les idéologies étrangères. Les responsabilités de la guerre et de la division sont rejetées sur les puissances étrangères (Usa, Chine, Urss, Japon), les conflits socio-politiques intercoréens sont minimisés au profit d’une unité nationale donnée comme intangible, ontologique et irrémédiablement liée à l’idée de famille. Dans Taegucki, un invincible soldat, pour qui seule la famille compte, passe indifféremment des armées du Sud à celles du Nord. Dans Welcome To Dongmakeol, la famille se métaphorise en un village ancestral idéalisé où, tour à tour, Sudistes et Nordistes se retrouvent face à leurs racines communes. Il faut noter, cependant, que cette embellie ne s’accompagne d’aucun film mettant en scène une quelconque réunification.

Dès la reprise en main du pouvoir par des gouvernements conservateurs, l’idée d’une unité nationale du Nord au Sud de la demilitarized zone disparaît. Des blockbusters diabolisent les personnages nord-coréens (misère permanente comprise) revenant ainsi à la période des films anticommunistes des dictatures. L’industrie du cinéma est mise en coupe serrée par la censure officielle mais aussi l’autocensure que les distributeurs-producteurs s’administrent sans rechigner. Le scandale d’une liste noire des acteurs et cinéastes supposés d’opposition révèlera l’ampleur du contrôle effectué par les autorités sur un cinéma toujours plus populaire avec ses 200 millions d’entrées annuelles. 71: Into the Fire (2010), film spectaculaire sur la résistance d’une école militaire sudiste à l’invasion nordiste, ouvre le feu en coupant tout dialogue entre Sudistes et Nordistes, en dépolitisant le conflit, en revenant à l’idée de Nord-Coréens sanguinaires et fous, et en valorisant l’héroïsme des soldats du Sud. Deux autres blockbusters à succès, Northern Limit Line (2015), sur des accrochages récents à la très flottante frontière maritime, et Operation Chromite (2016) sur le débarquement d’Incheon en 1951, un hymne à la gloire du seul MacArthur et de l’armée sudiste enfoncent le clou. Avec la démonisation des nordistes, leur dépolitisation (il n’est pas vraiment question de politique), s’ajoute donc la glorification de l’armée sudiste qui, si on se fiait à ces films, n’aurait même pas eu besoin de l’intervention américaine pour gagner la guerre.

 

Une réhabilitation des Nordistes, mais dépolitisés

Au lendemain de la mort imprévue de Kim Jong-il (2011), de l’ouverture d’une période de confusion dans le régime nordiste, et donc d’une possibilité de réunification, certains scénarios, encore au diapason de l’actualité, paraissent marqués par des hésitations, des retouches parfois incohérentes, donnant une vision mal définie des Nord-Coréens. Ils attestent de remaniements de dernière minute liés au changement de situation au Nord et à l’expectative des autorités sudistes et de leurs alliés. The Front Line (2011), par exemple, commence dans la lignée des films manichéens et conservateurs, mais se termine par un étrange final où les Sudistes et Nordistes semblent, soudain, avoir oublié pourquoi ils s’affrontaient. L’année 2013 voit plusieurs films hésitants de la même façon, mais qui réintroduisent une dimension disparue depuis les années 1990 : la possibilité d’une manipulation des hommes de base, qu’ils soient nordistes ou sudistes, par leurs dirigeants respectifs. C’est le cas dans Berlin File, où l’acteur Ha Jeong Woo joue un espion nordiste trahi par ses supérieurs ; les dirigeants sudistes et nordistes s’avèrent aussi pervers les uns que les autres, mais le film est si embrouillé dans son scénario remanié que le sens s’en trouve noyé, au final, sous l’action spectaculaire. Le résultat est une mise sous silence de la dimension politique représentée par les personnages.

A un autre niveau, Jiseul, film indépendant sélectionné au festival de Sundance, qui relate pour la première fois à l’écran les massacres anticommunistes perpétrés par les armées sudistes et de l’Onu sur l’île de Jeju, montre des dissensions entre soldats massacreurs et de « gentilles » victimes. Mais s’il humanise les victimes de l’armée, il les dépolitise également, comme si l’innocence allait de pair avec le non-engagement, comme si l’engagement communiste restait un tabou insurmontable, catalogué comme un crime qui mérite la mort. Les victimes sont donc avant tout innocentes de tout lien avec l’idéologie communiste. La période d’atermoiement des scénarios se termine avec The Long Way Home (2015), une comédie bancale car remaniée (le scénario original date probablement de l’époque antérieure) qui met en scène un tandem de soldats sudiste et nordiste (à la manière de Welcome to Dongmakeol ou Jsa). Hésitant entre le manichéisme et l’humanisation, le film ne parvient pas à formuler de manière cohérente son point de vue sur les relations Nord-Sud. Alors que la présidente Park Geun-hye, fille du second dictature sudiste, et son gouvernement conservateur sont au pouvoir, et à la veille de la « Révolution des bougies » qui va les en évincer, la situation est la suivante : les films « de droite » diabolisent les Nordistes, relèvent l’aura de l’armée sudiste aux dépends des intervention étrangères et refusent tout rapprochement autre que celui de la destruction militaire du Nord. Les films « de gauche », ré-humanisent les Nordistes en incriminant les interventions étrangères, mais minimisent les aspects politiques et évoquent moins la réunification qu’une cohabitation pacifique. Dans les deux cas, il est presque donné comme normal que le point de vue des autorités se confonde avec celui de la population, au Nord comme au Sud. Le film de Kim Ki-duk, The Net, va tenter d’ouvrir une troisième voie.

The Net de Kim Ki-duk

 

Kim Ki-duk : les gouvernants et les gouvernés

A la veille de la « Révolution des bougies », le film qui ira le plus loin sera The Net (2016) de Kim Ki-duk. Malgré une distribution en salles a minima – comme souvent pour les films de ce cinéaste, adulé en Occident, mais controversé dans son pays –, le film va marquer les représentations des Nord-Coréens de l’après-« Révolution des bougies ».

Kim Ki-duk avait déjà abordé, en catimini, la question des relations Nord-Sud avec le film à petit budget indépendant Poonsan (Jun Jai-hong, 2011), dont il avait rédigé le scénario. Mais, à cause de dissensions avérées entre le scénariste réaliste provocateur et le jeune réalisateur soucieux de plaire à un grand public (le film le comblera en faisant 6 millions d’entrées), l’histoire tirait par trop vers le fantastique et la métaphore pour représenter une nouvelle vision du Sud et gardait une vision très négative (tortures, assassinats) pour les Nordistes. Un messager sautait les barbelés de la zone démilitarisée (mais des plus surveillées qui soient) pour porter des messages aux familles séparées du Nord et du Sud. Les autorités des deux côtés finissaient par l’éliminer. L’originalité du scénario portait sur l’idée d’une action personnelle d’un individu lambda du Sud (doté du pouvoir de sauter les frontières) et d’une critique des dirigeants égoïstes des deux côtés.

Avec The Net, Kim Ki-duk réintroduit encore plus clairement une distinction entre gouvernés et gouvernants de part et d’autre de la Dmz. Son antihéros est un pauvre pêcheur nordiste qui, par mégarde, traverse la frontière avec sa barque. Pris en charge par les services secrets sudistes, il est torturé, puis relâché et exploité pour la propagande anticommuniste, car il doit être forcément « libéré » de l’idéologie nordiste. Le film incrimine clairement, et comme rarement, l’anticommunisme idéologique des autorités sudistes. Rappelons que toute activité jugée sympathisante envers le Nord est considérée comme un crime par la loi de sécurité nationale, aujourd’hui encore (en 2014, les dirigeants d’un petit parti, le Unified Progressive Party, pour avoir évoqué une prise de contrôle du Sud par le Nord, ont été inculpé pour haute trahison et sont en prison pour 12 ans). « Lâché » dans Séoul, le pêcheur (qui ne cesse d’affirmer son attachement au communisme du Nord et refuse de se laisser leurrer par les attractions du capitalisme sudiste) découvre alors, à la suite d’une prostituée, la misère psychologique et matérielle derrière les néons des supermarchés du Sud capitaliste. Il découvre aussi la peur revancharde des anticommunistes actifs dans les services secrets et l’administration. Lavé de tout soupçon d’espionnage, il obtient enfin le droit de regagner le Nord, tout en affirmant sa fidélité à sa famille et au régime (notons que, dans la réalité aussi, nombre de ceux qui ont fait défection demandent rapidement à regagner le Nord). Mais, à son retour, il est à nouveau torturé par les autorités comme espion du Sud et traître. Il accepte tout pour pouvoir aider sa femme et sa fille, mais il finit par se faire volontairement abattre en refusant de renoncer à pêcher sur le fleuve qui sépare les deux Corées.

Avec la dimension familiale, on retrouve une certaine dépolitisation du Nordiste mais, cette fois, non pas expliquée par l’évidence de la « liberté » dans la société capitaliste, mais par la répression venues des autorités nordistes qui se compare et ne se distingue en rien de celles du Sud. Surtout, en restant rivé au point de vue du simple pêcheur, la pauvreté du Nordiste s’équilibre dialectiquement avec la condition des pauvres qu’il a croisé en Corée du Sud. Cette vision n’évoque plus les puissances étrangères, renvoie dos à dos les dirigeants locaux et les Etats (instigateurs du « filet » du titre du film) au profit d’un pauvre pêcheur qui s’avère doté d’une personnalité hors du commun. Il s’agit d’une version de l’humanisation vue précédemment, mais sur une base « haute », une sorte d’humanité qui n’est pas réduite à un minimal dénominateur commun (les « Nordistes sont des humains comme nous »), comme cela a déjà été le cas dans de nombreux films (Welcome to Dongmakeol, Jsa, etc.) et va continuer à l’être jusqu’à aujourd’hui.

Le pêcheur dépasse par sa force de caractère la grande majorité des personnages du Nord ou du Sud qui apparaissent contraints et soumis aux situations pour s’en lamenter au final. Sûr de lui, il fait même la morale aux agents sudistes qu’ils soient en faveur du gouvernement (protéger les Etats en place) ou, avant tout, anticommunistes. Intègre et d’une franchise à toute épreuve, il annonce un autre type d’homme « futur » bien plus que le retour à l’état originel ethno-centré recherché par les films néo-nationalistes (de droite et de gauche) symbolisé, notamment, par le village de Dongmakeol. Le dépassement que le pêcheur incarne lui donne conscience de son incompatibilité avec le monde qui l’entoure, la résignation des peuples, au Sud comme au Nord, d’où son ultime provocation suicidaire et son exécution. Kim Ki-duk insiste dans le dernier plan pour ne donner aucune préférence aux deux pays : la petite fille du pêcheur qui étreint son ourson électronique rapporté du Sud par son père retourne chercher son vieil ourson nordiste et les serre tous deux contre elle en souriant. A noter que si le thème familial que nous avons vu utiliser par la tendance néo-nationaliste, apparaît dans le film, il est subverti par l’attitude plus symbolique que réelle du pêcheur envers sa femme et sa fille. Son attachement à ces derniers n’empêche en rien son suicide provocateur de dissident politique.

Confidential Assignment de Kim Sung-hoon

 

Alliance objective des États Nord-Sud et starisation des Nord-Coréens

Au lendemain de la chute du gouvernement conservateur des suites de la « Révolution des bougies », la version nationaliste et étatiste « de gauche » d’une coexistence pacifique reprend de la vigueur tout en maintenant à distance l’idée d’une réunification. Le blockbuster Confidential Assignment (2017), par son scénario retoqué sur le modèle des tandems d’amis nordiste-sudiste (Jsa, etc.), et en attribuant le rôle principal du militaire d’élite nord-coréen à la star Hyun Bin marque une étape importante.

L’histoire commence par des dissensions au sein des autorités nordistes : un trafic de faux billets est malencontreusement découvert par un couple d’officiers intègres ; la femme est tuée, l’homme (Hyun Bin), laissé pour mort, est alors envoyé à la recherche des corrompus et de sa vengeance personnelle. Valorisé par le physique de playboy asiatique de Hyun Bin, le personnage du Nordiste ne semble pas avoir de position critique vis-à-vis du régime dictatorial (à la différence du pêcheur de Kim Ki-duk). Même si certains, en haut lieu, sont de toutes évidences corrompus (et s’opposent même à un vieil officier supérieur stalinien bardé de décorations, pilier du régime, qui sympathise avec la douleur du héros), la restauration de l’Etat est la priorité du héros nordiste. Le final souligne ce respect des institutions nord-coréennes en place quand on voit le héros, sa mission accomplie, retourner tranquillement au Nord et y accueillir le policier sudiste – un agent de l’Etat comme lui – qui est devenu son ami. L’entente cordiale est manifeste dans un respect des Etats en place et du statu quo politique et social ; rien n’est dit sur la réalité dictatoriale du régime.

A la différence du film de Kim Ki-duk et de sa recherche d’hommes du dépassement assumant l’héritage idéologique qui a abouti à la division coréenne, l’humanisation des nordistes se fait négationniste en niant tout problème politique passé ou présent. L’humanisation est aussi passéiste en faisant écho à la communauté originelle ethno-centrée coréenne. Le Nordiste est beau, gentil, larmoyant, plein d’attentions pour la veuve et l’orphelin ; il est un futur gendre idéal. Les seules nouveautés dans ce schéma sont de faire du Nord-Coréen un militaire et un fonctionnaire d’élite invincible, et de faire le portrait d’un fonctionnaire sudiste en homme bon enfant – loin des terribles contre-espions anticommunistes du passé – presque admiratif devant les qualités humaines et professionnelles du Nordiste.

Le message va être réitéré quelques mois plus tard dans le blockbuster Steel Rain et ses stars. Notons qu’interpréter des rôles de Nord-Coréens est alors devenu un challenge recherché par tous les acteurs sudistes ; cela devient une sorte de signe de maturité du jeu d’acteur. Et il faut, en effet, une grande maîtrise pour endosser de si complexes variations idéologiques.

Peu de temps après la sortie à succès (8 millions d’entrées) de Confidential Assignment, les élections sud-coréennes anticipées se sont retrouvées sous la pression d’un regain d’animosité entre les Etats-Unis et la Corée du Nord autour de la question des essais nucléaires. Si les émissions télévisées se sont succédées sur cette question (beaucoup plus en Occident qu’en Corée du Sud, d’ailleurs), il est vite apparu que l’un des véritables enjeux des Etats impliqués était d’endiguer le mouvement populaire démocratique de la « Révolution des bougies » sous un flot de menaces de guerre, pourtant peu convaincantes pour des Sud-Coréens habitués à ces joutes venues des hautes sphères. Chiens qui aboient ne mordent pas.

Le scénario de Steel Rain va pourtant être adapté pour faire écho à la situation tout en réitérant la nouvelle optique mise en place par Confidential Assignment, anticipant ainsi de peu la réouverture du dialogue entre le Sud et le Nord. Là aussi, un espion nordiste joué par une star (Jung Woo-sung) se lie avec un fonctionnaire du Sud. En préparation de sa future sympathie pour le Nordiste, le fonctionnaire expose clairement, dans une scène, la vision de la gauche nationaliste sud-coréenne : les responsabilités de la division et de la guerre fratricide sont rejetées sur les étrangers et leurs idéologies ; ces mêmes étrangers menaçant toujours de contrôler la Corée tout entière si une entente intercoréenne n’intervenait pas rapidement.

Si, historiquement, le rôle de la guerre froide est indéniable, cette position idéologique permet, sous la bannière de l’unité traditionnelle, de passer sous silence des dynamiques et dissensions locales elles aussi indéniables : l’émergence d’une bourgeoisie coréenne ouverte à l’international et bridée par l’ancienne monarchie durant la colonisation japonaise à la veille de la guerre civile, la militarisation nationaliste de la gauche coréenne « stalinisée », et en particulier, la série de massacres anticommunistes perpétrés par la première dictature sudiste dès 1948. Dans Steel Rain aussi, l’humanisation du Nordiste se fait sur l’étalon de la communauté ancestrale : les deux compères mangent les mêmes nouilles, ils prennent soins de la veuve et de l’orphelin, ils ont même la même langue puisqu’ils ont le même prénom. Ces aspects, plutôt simplistes, devenus clichés depuis au moins Welcome to Dongmakeol, passent relativement vite pour laisser un nouveau message complémentaire s’exprimer pleinement : car les deux compères n’ont rien moins, pour mission, que de sauver le numéro un du Nord qui a été victime d’un coup d’État manigancé par des militaires favorables à la guerre avec le Sud.

Pourquoi des Sudistes en viendraient à protéger le numéro un nordiste (son identité est soigneusement escamotée afin d’en faire un symbole plus qu’une personnalité véritable) ? La réponse est simple et compliquée à la fois car sous sa simplicité, elle réoriente les relations Nord-Sud : le but est de rétablir la coexistence pacifique entre les deux Etats affirme le haut fonctionnaire Sudiste. Il n’est donc plus question de réunification des peuples (forcée ou accidentelle comme dans le film) mais d’entente au niveau des gouvernements et des institutions étatiques. Là encore, rien n’est dit sur la réalité dictatoriale du régime nord-coréen ; au contraire, un duo de jeunes filles nordistes, protégé par le héros, est là pour montrer un sincère attachement du peuple à son gouvernement. Il faut ici noter que les militaires du Sud sont tenus à l’écart (dans Confidential Assignment, il ne s’agissait déjà que d’un simple policier sudiste ; dans Steel Rain, il s’agit d’un fonctionnaire des affaires étrangères du Sud), longtemps tenus depuis les dictatures comme des fers de lance de la tendance conservatrice et belliqueuse sudiste.

Au final, il s’agit d’une reconnaissance et d’une légitimation du régime nordiste tel qu’il est, mais aussi du Sud en tant qu’Etat souverain. En effet, le protecteur historique américain (qui apparaît dans le film de manière consultative et menaçante pour la paix intercoréenne sous les traits de l’ambassadeur et de pilotes de bombardiers fonçant sur Pyongyang) est tenu à distance, et ses pilotes obtempéreront à la décision du Sud ; celle de se limiter à une frappe « chirurgicale » distinguant les « mauvais » dirigeants nordistes des « bons ».

***

La représentation des Nord-Coréens dans les films du Sud est un enjeu majeur et ausculté de près par les autorités, comme le montre leur évolution contrastée et mouvementée depuis la fin du régime dictatorial. La simple opposition entre la vision négative des conservateurs et une vision plus positive issue des gouvernements progressistes est insuffisante pour cerner les réelles modifications qui sont survenues récemment. La nouvelle image positive des Nord-Coréens n’est ni monolithique, ni sans arrière-pensées. Après de courtes années 1990, où quelques films ont osé donner une image politisée des Nordistes (South Korean Partisans, par exemple), la tendance a été à la dépolitisation de ces derniers comme une excuse cherchant à réhabiliter leur attitude pendant la guerre et sous la dictature actuelle. Si les conservateurs dépolitisaient pour accentuer la peur du Nordiste en tant que « Mal » absolu, la nouvelle tendance dépolitise pour ré-humaniser et pacifier sans toutefois rien changer. Cette tendance reste, également, dans l’anticommunisme en niant tout choix politiques de la part des Nordistes (a contrario, par exemple, The Net de Kim Ki-duk, introduit une scène rare où un jeune officier sudiste demande à son chef de respecter le choix politique du pêcheur nordiste). Nous avons vu que, même pour un film dénonciateur de massacres restés tabous comme Jiseul, un bon communiste est un communiste mort. Si l’on pleure les victimes de l’île de Jeju, c’est parce qu’elles ont été massacré par « erreur ». La dépolitisation a été le corollaire d’une ré-humanisation des Nordistes dans une direction précise (largement dominante malgré le film The Net qui est resté confidentiel avec 60 000 entrées) : celle d’un retour passéiste à la communauté idéale originelle des Coréens. Les dernières variations de la tendance positive autour, de deux gros succès de box-office, cherchent à unifier les visions nationalistes, conservatrice et de gauche autour des valeurs étatiques, au risque, calculé, de fermer les yeux sur le système dictatorial, et aux dépends d’une réunification par l’entremise directe des peuples.

Antoine Coppola

Antoine Coppola

Réalisateur et maître de conférence à l’université Sungkyunkwan de Séoul, il est l’auteur de Le cinéma asiatique (L’Harmattan, 2004). Voir son article « Cinéma et agitation sociale en Corée du Sud » (www.esprit.presse.fr, le 5 avril 2017).