
La valeur des personnes. Preuves et épreuves de la grandeur de Nathalie Heinich
Fondant son propos sur le constat de la tendance à conférer de la valeur à certaines personnes quel que soit leur niveau social, l’autrice s’emploie, dans une première partie, à dégager des règles implicites en matière de critères d’attribution.
En ces temps appelant si résolument à l’« éveil » des dominés de tous bords, proposer une vaste réflexion sociologique sur la valeur des personnes et la grandeur pourra sembler provocateur. Cependant, le dernier ouvrage de Nathalie Heinich met en œuvre une « neutralité axiologique », mais encore inductive, compréhensive et contextualisée, c’est-à-dire partant de ce qui est observable, attentive à ce qui a du sens socialement ainsi qu’à une certaine pluralité de scénarios. Il s’agit d’appréhender les processus par lesquels, en attribuant des valeurs différentes aux personnes, se constituent des hiérarchies1.
Fondant son propos sur le constat de la tendance à conférer de la valeur à certaines personnes quel que soit leur niveau social, l’autrice s’emploie, dans une première partie, à dégager des règles implicites en matière de critères d’attribution. Elle traite successivement des principales formes de valorisation, puis de l’importante distinction entre qualités personnelles et statuts. Vient ensuite un chapitre sur les « prises », au sens de ce qui donne prise à l’attribution de valeur, débouchant logiquement sur des réflexions concernant les répertoires de qualités valorisées, parfois contradictoires. S’ensuit une deuxième partie autour des « épreuves de la grandeur », entendues dans l’acception de tests et examinées à travers leurs effets, leur caractère plus ou moins formel et les valeurs qu’elles permettent d’objectiver. Enfin, la troisième partie s’attaque à la délicate question des tensions générées par ces épreuves, sans tomber dans un discours égalitariste ni réduire le mérite à une source d’illusions.
Comme à son habitude, Nathalie Heinich propose volontiers des typologies qui mettent en lumière des cas de figure différents, évitant certaines simplifications. Quand cela se justifie, les agencements relèvent plutôt du continuum ; des subdivisions, des superpositions, des porosités et bien des passerelles se voient suggérées. Nous sommes donc en présence d’un sérieux effort de modélisation, mais sensible à de larges spectres de possibilités et des contextes variés, qui s’appuie sur une solide érudition pluridisciplinaire.
La méthode compréhensive privilégiée, attachant de l’intérêt aux perceptions, confère à l’entreprise un côté concret. Une cinquantaine d’encadrés réunissent des extraits de textes commentés (où les mémoires d’un Stefan Zweig ou d’un Gilles Jacob, sur le festival de Cannes, ont la part belle). Notre antidogmatique sociologue prend un malin plaisir à multiplier les contrepieds par rapport à la littérature « politiquement correcte ». Aux antipodes de l’étroite vision d’une sociologie critique de l’éducation, déterministe et réductionniste, une section iconoclaste sur les « bienfaisantes épreuves » montre qu’elles permettent d’institutionnaliser la valeur d’une personne par la « transformation de ses qualités personnelles en qualité statutaire ». Cette objectivation permet de « mettre un point d’arrêt » aux attentes de reconnaissance. Loin d’être perçu comme nécessairement biaisé et inique, un concours peut légitimement avoir des effets positifs, en sanctionnant un mérite. Ou encore, les ambiguïtés de la désignation d’une personne par son seul prénom, ou son seul nom, sont clairement mises en évidence. Mais l’on pourrait également évoquer bien des formules, parfois originales, parfois judicieusement empruntées, telles que « les amplificateurs de valeur », ou un beau développement sur ce que signifie « forcer l’admiration ».
La fin de l’ouvrage, s’en prenant à ceux qui injectent de l’idéologie dans le débat, est particulièrement polémique. L’autrice s’y inquiète des dérives militantes d’une partie de la recherche en sciences sociales dans le cadre d’incessantes « extensions du domaine de l’égalité »2. Rejetant dos à dos les conceptions de la valeur intrinsèquement liée aux personnes et les positionnements radicaux qui « écrasent toute réalité sociale » sous le seul paradigme de la domination, ces pages apparaissent cependant nuancées. L’intention est notamment de défendre le mérite, lorsqu’il est justifié par des « performances objectivement supérieures » et sert d’idéal mobilisateur aux yeux des acteurs sociaux. Autrement dit, il convient de ne pas confondre toute forme de valeur inégalitaire avec de l’injustice.
- 1. Voir, déjà, Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017 et, notamment, L’Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999.
- 2. Voir N. Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2021.