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Notes de lecture

Dans le même numéro

Géricault. Généalogie de la peinture de Jérôme Thélot

octobre 2022

Rares, bien rares, sont les historiens de l’art ou les amateurs de peinture pour qui Géricault figure au premier plan. D’autres noms viennent spontanément à l’esprit, même pour la simple peinture du xixe siècle. Qu’on rouvre l’Histoire de l’art d’Élie Faure, c’est pour Delacroix qu’il s’enflamme et Géricault reste dans son ombre, à moins qu’on ne songe à Bataille pour qui la révolution en peinture et la naissance de l’art moderne vint de Manet. Bien sûr, il y a Le Radeau de la Méduse, toile spectaculaire s’il en est, saisissante assurément, mais est-ce bien la toile elle-même qui nous impressionne ou le souvenir de ce drame que nous n’avons pas connu ? Géricault serait-il le grand oublié de l’histoire de la peinture que le récent ouvrage de Jérôme Thélot s’efforce de sortir de l’ombre, l’entreprise déjà mériterait que l’on s’y attardât. Mais le sous-titre, en forme de défi, promet bien plus : donner accès non pas seulement à une œuvre que nous n’avions pas su voir – voir vraiment – mais littéralement au fondement de la peinture, et montrer sur pièce ce que peut un tableau.

Dès le premier chapitre, c’est-à-dire dès les premières années de peintre de Géricault, une leçon forte attend le lecteur : que cette généalogie de la peinture va de pair avec l’invention de l’existence humaine. Que montrent en effet ces premières toiles ? Des chevaux et des hommes, mais surtout la différence métaphysique qui passe entre eux – la différence, visible à même l’image, entre l’aveugle poussée de la vie dans l’animal et une forme humaine qui déjà s’en détache. La vie, l’existence – comme ces mots sont proches, et comment ne le seraient-ils pas pour nous qui sommes à la fois des vivants et des existants ? Qu’on regarde le mot et qu’on examine ces toiles : ex-ister veut dire sortir de soi, se séparer (de la vie) et parvenir à soi.

Ce n’est pas une petite affaire que de peindre la généalogie de la peinture, mais nous voilà devant une plus grande encore dès lors qu’il est question de révéler, à même une œuvre d’art, comment l’existence humaine arrive à soi en émergeant de la vie et en laissant derrière soi le simple fait de vivre tel que l’accomplit l’animal. De cet arrachement à la vie découleront la mélancolie de ces toiles, leur violence ou leur compassion. La naissance de l’humain ne se fait pas sans violence. Non plus que celle de la peinture lorsqu’elle se voit ramenée à « son fonds de violence instauratrice ».

Cette violence éclate dans le chef-d’œuvre du Radeau, auquel notre auteur consacre tout son chapitre central – tableau terrible, inoubliable, sublime certainement, mais d’un sublime sans dieu et pour cela version unique dans toute l’histoire de l’esthétique. Aucun idéal donc donné à voir, aucune élévation, mais l’image d’une parfaite déréliction. Un moment d’histoire certes, mais arraché à l’anecdote et qui touche à l’inactuel. Un moment des corps rendu au fond tragique de l’existence ou au cri de la vie qui cherche à se dégager de la mort, la révélation de la vie au moment où elle se soustrait à la proximité de la mort. Ce pur instant qui n’appartient plus au monde, à l’histoire ou à la politique, le pathétique d’une vie qui arrive à soi et crie. Ce battement de temps où une vie s’effondre et cherche à survivre – entre abandon et possible salut, entre le monde qui vacille et un ultime sursaut, entre l’angoisse de la mort proche et l’espérance encore (qu’ont-ils vu, ces naufragés qui font signe vers le lointain et que ces autres qui nous font face ne voient pas ?), ce battement d’un peut-être, cette hésitation entre mort et vie où pour nous tout se joue. Et peut-être Géricault, dans ce chef-d’œuvre, n’aura-t-il peint que ce mot peut-être (qu’on peut lire en italique à plusieurs reprises dans l’ouvrage), mais le mot le plus décisif jusqu’en son balancement, l’instant métaphysique cette fois, cet instant absolu « dans lequel se confondent l’impossibilité que la durée se poursuive et la possibilité renversante d’un salut inactuel ». Ou bien ce moment des corps, quand ils éprouvent toute leur pesanteur, quand ils se sentent chargés de tout leur poids de souffrance, et pourtant manifestent encore quelque chose de leur gloire d’être corps. N’eût-il peint que cette toile, que Géricault mériterait toute notre admiration.

Le Radeau est ce moment culminant de l’œuvre, mais non pas le dernier. Celui-ci est pour ces études d’enfants et de fous, portraits combien émouvants de monomanes, d’hommes égarés, hantés par la souffrance et d’avoir vu quelle misère humaine que nous ne savons pas reconnaître, visages terribles et qu’il faut être poète – ou grand peintre – pour savoir aimer. Poète comme Baudelaire (lui qui savait dire l’« horreur de la vie et extase de la vie »), peintre comme Géricault. Baudelaire, dont Géricault parfois fut si proche, mais qui le mentionne à peine dans ses Salons. Michelet, en revanche, sut lui rendre hommage : « Une œuvre qui sous des apparences de mort, n’éveille, dans l’âme de celui qui sait la bien voir, que des idées de résurrection, cette œuvre est, en réalité, une œuvre de vie puissante, de durée égale au sentiment qui l’a inspirée, c’est-à-dire impérissable. » Sans doute saurons-nous, après ces pages, un peu mieux la voir.

L’Atelier contemporain, 2021
288 p. 9,50 €

Jérôme de Gramont

Jérôme de Gramont est Maître de conférence à la Faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris.

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