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Notes de lecture

Dans le même numéro

Nos vies en séries de Sandra Laugier

avril 2020

Les séries télévisées ont connu, et connaissent encore aujourd’hui, un âge d’or. Défendues par les critiques spécialisés, on les étudie de plus en plus à l’université, et ce même en France. L’ouvrage de Sandra Laugier, Nos vies en séries, joue néanmoins un rôle crucial dans la légitimation de ces œuvres audiovisuelles. En effet, si cette autrice n’est pas spécialiste des séries télévisées, son audace et sa curiosité de philosophe la poussent à adapter les thèses de Stanley Cavell aux séries avec beaucoup de limpidité et de pédagogie ; proposant ainsi une véritable philosophie des séries, « au sens de la philosophie qu’elles nous offrent et produisent, et qui n’a pas besoin de LA philosophie pour se faire ».

Et c’est l’un des premiers points marquants de Nos vies en séries : Sandra Laugier fait le choix de prendre la série non plus comme un moyen de faire de la philosophie, mais bien comme un « médium philosophique ». Les séries sont effectivement, encore aujourd’hui, utilisées à des fins qui ne leur sont pas propres. On se sert des séries pour poser ou répondre à des questions dans de nombreux domaines (en sociologie, en histoire, dans les gender studies…), et si Laugier reconnaît l’importance et la pertinence de ces études, son ambition est ici tout autre. Elle va démontrer que les séries sont des œuvres (philosophiques) à part entière, des « expériences, des visions du monde qui tiennent par elles-mêmes au même titre que la philosophie ».

En se débarrassant de l’idée conservatrice et élitiste d’une culture de masse produite par le capitalisme et donc sans valeur, l’autrice parvient à montrer l’enjeu démocratique qui travaille notre rapport à ces œuvres audiovisuelles. L’intérêt des séries réside en effet dans la formation morale qu’elles permettent, plus que dans le prétendu pouvoir de contrôle des masses qui leur est imputé. Avec la multiplication des plateformes de diffusion à laquelle on assiste aujourd’hui, de plus en plus de séries sont produites, et personne ne peut suivre cette cadence folle. Il faut donc choisir, et c’est dans ce choix que se trouvent, selon Sandra Laugier, l’individualité et la possibilité d’une éducation morale, car « chacun est capable de construire son propre rapport à cette masse et de s’inventer, en faisant un choix dans ce qui lui est proposé », sans avoir besoin d’un quelconque savoir ou diplôme. À l’encontre de la mise en garde simpliste contre l’aliénation et la servilité des spectateurs de série, la philo­sophe défend l’idée beaucoup plus intéressante et féconde que chaque spectateur maîtrise ses goûts et ses envies, et que les séries contribuent ainsi à rendre meilleur. En prenant au sérieux « la capacité morale du spectateur », les séries deviennent, plus que de simples révélateurs d’un état moral du monde, des instruments d’éducation (elles font prendre conscience des risques climatiques, donnent à voir une grande diversité de genres, de races et de sexualités, elles dispensent une formation politique en partageant un système de valeurs communes).

L’expérience des spectateurs est de ce fait traitée avec beaucoup de justesse et sans jugement, l’autrice se disant elle-même « fan de séries ». C’est cette humilité qui lui permet de comprendre et de saisir la singularité de l’expérience à l’aide d’outils conceptuels comme le care. Elle traite par exemple, sans aucune condescendance, de l’attachement très fort des spectateurs aux personnages de séries, et du profond désarroi que l’on peut ressentir face à leur perte, « parce que nous sommes concernés par ce qui leur arrive, même si ce n’est pas notre vie. Ou plutôt: parce que c’est notre vie. Notre vie en séries. […] Pour être ainsi transformé et affecté dans ces interactions, il faut aussi en être acteur. Les séries télévisées et leur morale sont ainsi le nouveau lieu de l’agentivité des regardeurs ».

Cette confiance accordée au libre arbitre, cette croyance en un art démocratique et en la possibilité d’un perfectionnement moral par la série s’accompagnent d’une posture auctoriale elle-même démocratique. Le livre est écrit dans une langue limpide et très accessible : sans être simpliste, S. Laugier parvient à «  vulgariser  », ou du moins à transmettre des idées complexes (le perfectionnisme moral, l’éthique du care, le scepticisme, la pensée de Cavell, l’empowerment…) avec une grande pédagogie et sans jargon. L’humilité, la volonté de ne pas se positionner dans une posture de supériorité face à son lectorat et le réel plaisir de la transmission que l’on ressent à la lecture de Nos vies en séries en font un outil de perfectionnement moral démocratique précieux.

Le «  Préambule cavellien  », qui constitue la première partie de l’ouvrage, permet à S. Laugier d’expliciter ses partis pris, sa manière de travailler et d’analyser les séries, pour ensuite élargir son horizon et aborder beaucoup d’autres sujets et d’autres œuvres dans la seconde partie de son livre. Elle y regroupe en effet, par thèmes, ses chroniques et critiques de Libération, écrites entre 2013 et 2019. Ses critiques abordent des sujets aussi hétéroclites que le perfectionnisme et la parité, Donald Trump et le masculinisme, les fictions politiques et le droit à l’avortement, Homer Simpson et la théorie du genre, la manif pour tous et la rébellion, la blanchité des Oscars et l’intersectionnalité ; ­Kimberlé Crenshaw, Charlie Hebdo, Manuel Valls, Regina King, John Snow, Wonder Woman, Melissa McCarthy, Steven Spielberg… La pluralité et la richesse de ces thématiques ancrent cette seconde partie du livre dans une contemporanéité précieuse, et font de cet ouvrage une cartographie, un instantané (de plus de cinq ans) des grandes questions philosophiques, sociales, éthiques et politiques qui ont traversé la France et le monde ces dernières années. Le tout en abordant une centaine de séries et de films différents (de Buffy contre les vampires à 120 battements par minute, en passant par The Leftovers, Vice Versa, American Crime, The Handmaid’s Tale, Twin Peaks…), rappelant ainsi la diversité et la richesse de la création sérielle.

Ce qui marque in fine dans cet ouvrage, c’est l’espoir et la foi de l’autrice en l’intelligence des spectateurs et en leur perfectionnement moral, sa foi en un pouvoir démo­cratique et anticapitaliste des séries télévisées. Une foi qui lui permet de faire des séries des «  armes de choix pour les combats à venir et dans la création de valeurs alternatives largement partagées  ».

Flammarion, 2019
392 p. 21 €

Jonas Fontaine

Jonas Fontaine est élève à l'École Normale Supérieure de Lyon, il étudie le cinéma et les séries.

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Le populisme en débat

Peut-on sortir de diagnostics rapides et univoques dès lors qu'il est question de populisme ? Si le mot est partout, sa définition et les jugements qu'il invite sont rarement mis en débat. En s'appliquant à redonner au populisme une profondeur historique, culturelle et théorique, ce dossier, coordonné par Arthur Borriello et Anton Jaëger, demande ce que ce phénomène révèle des dysfonctionnements de la démocratie. À lire aussi dans ce numéro : Notre-Dame dans la littérature, le rapport entre langage et vérité et les voyages d’Albert Camus.