
La Citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs de Dominique Schnapper
Dans la lignée de la Communauté des citoyens (Gallimard, 1994) et de La Relation à l’autre (Gallimard, 1998), l’analyse de l’histoire des juifs et de leur émancipation est un « révélateur privilégié des limites et des contradictions de la modernité politique ». Brassant les lieux et les temps, le livre offre un panorama extrêmement fouillé de la condition des juifs minoritaires en Occident.
L’unité du monde juif en diaspora est profonde malgré les particularités qui se sont développées selon les pays d’accueil. Les juifs d’Ancien Régime vivent en communautés, totalement séparées socialement et politiquement. La communauté a ses lois propres et règle la vie quotidienne. Entre les juifs pauvres d’Alsace ou de l’Europe de l’Est, les juifs de Cochin, les commerçants enrichis du Bordelais ou les marranes d’Amsterdam, les dhimmi du monde musulman, les bourgeois éduqués d’Allemagne ou les « Juifs de cour » d’Autriche et de Hongrie, les juifs des Amériques ou du Vaad polonais, les différences peuvent être importantes. Mais elles sont toutes subsumées par la fidélité à la tradition. La force des gestes et des rites du quotidien, la prégnance de l’étude, des règles alimentaires, de l’autorité rabbinique et de son système normatif « instituaient l’existence et la perpétuation du groupe et lui donnaient un sens métaphysique ». Au-delà des frontières politiques des pays où ils vivaient, l’existence des juifs en tant que « peuple », porteur d’une « civilisation » selon le concept de Shmuel Eisenstadt, ne peut être contestée. Ce peuple, plus ou moins bien protégé par les puissants, souvent méprisé et pour la plus grande masse, misérable, était toujours une victime potentielle de l’antisémitisme chrétien en Occident.
La rupture introduite par la Révolution française et son décret d’émancipation de 1791, la mise en place de la construction des États-nations modernes, bouleversent totalement la situation des juifs minoritaires dans le monde occidental. Pour la première fois, ils disposent juridiquement et politiquement des mêmes droits que les autres membres de la communauté nationale : ils deviennent des citoyens comme les autres. Le processus, qui se déroule différemment et selon un calendrier différent dans chaque nation, représente, tant pour les juifs que pour les autres, une épreuve. L’autorité de la communauté avait cessé d’être politique, pour ne devenir que théologique ou spirituelle. Les juifs avaient la liberté de rester, dans les limites du respect à la loi générale, fidèles à leurs traditions, ou de renoncer à elles. Ils furent donc amenés à réinterpréter leur mode de vie et à redéfinir leur identité collective qui, autrefois, allait de soi.
Les juifs d’Europe ont massivement adhéré, au cours du xixe siècle, à l’univers démocratique et réélaboré leur héritage à l’aune de l’égalité citoyenne. Les modalités d’intégration ont varié en fonction des lieux et des temps. L’intégration culturelle à la société se fit progressivement. S’ils se qualifièrent d’« israélites », cela n’impliqua pas « qu’ils fussent dépourvus de la conscience de leur judéité ». Les juifs ont intériorisé l’expérience nationale comme une dimension de leur identité. En témoigne le fait que, lors de leurs émigrations (aux États-Unis principalement), ils gardaient leurs caractéristiques nationales. Pendant la guerre de 1914-1918, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Autriche, ils furent des patriotes ardents. Mais l’auteur souligne les limites de cette intégration dans les sociétés d’accueil. L’intégration structurelle ne se fit pas, même dans un pays d’immigration comme les États-Unis. Les juifs restent distincts. On ne se fréquente pas dans le privé, on a ses propres lieux de sociabilité, ses institutions caritatives, on se marie entre soi. Même si on parle de symbiose judéo-allemande ou autrichienne, de réussite sur le plan intellectuel et économique, leur mobilité sociale ascendante connaît des limites. En Hongrie, où ils furent des agents de la modernisation économique et industrielle, ils restaient séparés par un gouffre social.
La prégnance de l’antisémitisme chrétien dans les structures mentales et sociales explique les résistances des sociétés à leur intégration structurelle. Mais il faut aussi faire la part de l’attachement, même refoulé, au judaïsme, que cultivaient les juifs.
Le déchaînement de l’antisémitisme à la fin du xixe siècle et dans la première partie du xxe siècle traduit véritablement la trahison des valeurs démocratiques. La judéophobie et l’antijudaïsme chrétien se métamorphosent en antisémitisme racial.
La France se déchaîne contre « l’ennemi de l’intérieur » dès 1880, le complotisme se développe, « la question juive » apparaît, « le juif » devient un parasite, une race imperfectible. En Allemagne, en Autriche-Hongrie, apparaissent de véritables programmes politiques promouvant la haine du juif. Les années 1930 voient la montée d’un antisémitisme virulent qui culminera avec la Shoah. La judéophobie se conforme à la logique du racisme, de l’essentialisation et de la diabolisation.
Pour tenter de comprendre ces dévoiements, l’auteur reprend les explications de divers auteurs : peur du semblable, fantasme du complot, refoulement du sentiment des inégalités, produit de la modernité avec sa primauté de la technique et son absence de limites. Ces résistances de la société à l’égalité sont-elles des accidents de parcours où la société civile défie la rationalité démocratique ou sont-elles structurelles aux sociétés et révèlent-elles les limites de l’intériorisation du civisme démocratique ?
La Shoah « a transformé le rapport des juifs à la promesse républicaine » et la guerre des Six-Jours en 1967 fut pour les juifs du monde entier un choc. Aujourd’hui, l’idée de la trahison des promesses démocratiques prime : les sociétés occidentales n’ont pu, en effet, se déprendre de leur aversion millénaire vis-à-vis d’eux et la crainte s’installe. La citoyenneté, chez certains, serait devenue de raison, tant en France que dans moult pays européens et aux États-Unis. On observe, depuis le tournant du siècle, divers changements : un retour à des pratiques religieuses, une solidarité affichée à l’égard d’Israël, une multiplication des retours vers Israël et une émigration vers le Canada ou les États-Unis. La recrudescence de l’antisémitisme, amplifiée par l’islamisme qui assimile les juifs à l’Occident oppresseur, « ouvre une nouvelle période ». L’analyse de la situation américaine est particulièrement intéressante. La minorité juive y est si importante qu’on peut écrire que les juifs y forment avec Israël un seul peuple en deux nations (80 % de la population juive vit dans ces deux pays). Le judaïsme y est interprété en termes religieux et les juifs y forment une communauté parmi d’autres. Leur ascension sociale est très importante et leur poids politique et intellectuel très grand. Mais leur judaïsme est de plus en plus aseptisé et les mariages mixtes, très nombreux, favorisent le délitement de la culture juive. La majorité d’entre eux ignore tout du judaïsme et de sa civilisation. En fait, ils sont très peu juifs dans le privé et leur identité sociale est symbolique, vide de tout contenu. Certains y voient la fin de la « civilisation » juive. Le culte de la Shoah a pris la place de la transmission de la culture et des pratiques…
Le peuple juif aurait-il continué d’exister s’il n’avait pas conjugué le socle commun en l’adaptant aux conditions historiques, s’il n’avait pas réélaboré son rapport aux autres pendant 2 000 ans ? Aujourd’hui, pour les juifs comme pour tous, c’est la liberté de choisir une tradition avec ses réinterprétations qui s’impose. La rationalité critique des philosophes n’a pas fait disparaître la conscience de la judéité. Élargissant son propos, l’auteur se livre à une réflexion sur le sens de la tradition. Les traditions sont un « déjà-là » qui s’impose, s’intériorise et que l’on transgresse. Faut-il les évacuer, rejeter toute transcendance, ne vivre que dans un présent changeant comme le font nos sociétés qui évacuent le passé pour se tourner vers l’avenir et les techniques, et qui ne peuvent plus penser un monde commun, une culture qui donne sens au quotidien ? Le mal-être actuel de populations incapables d’assumer les ambitions illimitées de la modernité révèle le désarroi démocratique actuel. Ne faudrait-il pas, à l’instar des juifs, respecter la valeur de la tradition, de la transmission qui, comme la confiance, nous permet de nous « attendre à », et grâce à quoi le social peut se prolonger et s’instituer ?
La conclusion est en demi-teinte. La modernité démocratique a des effets bien réels que l’exemple de l’intégration des juifs illustre parfaitement. Mais nos sociétés se sont trahies vu le caractère non naturel de leurs ambitions : la judéophobie n’a pas été vaincue par le civisme. La fragilité de la démocratie est réelle et les juifs pourraient à nouveau en faire les frais. Et pourtant, malgré ses manquements, ses dérives monstrueuses, « seule la démocratie… », conclut l’auteur.
Le premier mérite de ce livre est de nous ouvrir à des savoirs accessibles uniquement dans des études juives spécialisées. Mais cette analyse des processus de nationalisation et d’intégration des juifs dans l’Occident démocratique nous fait aussi percevoir les limites de l’égalité citoyenne et la difficulté de transcender les particularismes. Le principe civique ne peut en effet « contrôler les passions racistes et antisémites ». Et la force des éléments « ethniques », quels qu’ils soient, fragilise effectivement nos démocraties. Cette large enquête, à travers les temps et les lieux, nous montre aussi pourquoi, aujourd’hui, en diaspora, il y a différentes manières de se sentir juif, de vivre sa judéité et de revendiquer une identité qui allait de soi avant l’émancipation. Être juif, c’est hériter d’une longue tradition qui s’est réélaborée et se réélabore différemment sur les plans religieux, culturels ou mémoriels et, en même temps, être citoyen du monde démocratique et y participer politiquement.
Le dernier point de ce livre passionnant est l’analyse du sens de la transmission et du rapport à la tradition. Dominique Schnapper y consacre ses pages les plus personnelles. Remarquons, cependant, leur ambiguïté. D’un côté, ces facteurs peuvent conduire à la trahison de l’idéal civique de nos sociétés d’égaux : l’Occident chrétien ne peut se départir de son antisémitisme millénaire. D’un autre côté, s’ils sont bien compris, s’ils sont transcendés par la citoyenneté commune, ils autorisent le maintien d’une culture, voire d’une civilisation, comme en témoigne l’existence du peuple juif. On pourrait admettre, en guise de conclusion, que les valeurs du civisme égalitaire et de la transmission des cultures devraient trouver des accommodements raisonnables dans nos sociétés toujours plus diversifiées.