
(Malin) Génie du libéralisme
Le dernier livre de Jean-Claude Monod propose une lecture nuancée, à la fois critique et héritière, de l’œuvre de Michel Foucault. Il interroge notamment la possibilité de créer de nouvelles puissances collectives face à la rationalité néolibérale.
Les Anciens dressaient volontiers aux carrefours un buste d’Hermès, protecteur du pérégrin perplexe. L’usage vaudrait d’être renouvelé pour faire portique à l’œuvre de Michel Foucault. Se présentent à nous en effet aussi bien un côté François Ewald qu’un côté Daniel Defert (et Jeannette Colombel). Ces chemins s’écartent-ils sans remède d’un « point d’hérésie » ? Et où situer ce dernier ?
La question mérite – exige même – d’être posée, car ces deux noms ornent jumeaux la couverture des Dits et écrits dont ils sont ensemble les éditeurs, alors que chacun est le coryphée de lignes d’interprétation de Foucault fort opposées. Pour faire bref, ce qui les divise, c’est la question de l’opérateur de saisie de l’« ontologie du présent » revendiquée comme tâche par Foucault : faut-il ou non l’indexer sur la résistance et la révolte ? À suivre Defert et Colombel, il est clair qu’il faut partir d’en bas.
Le nom de Foucault a du reste connu, tout au long de son œuvre, bien des vicissitudes. On s’est plusieurs fois demandé quel Foucault était le bon. Celui de la « pensée du dehors » ? L’« Autre » de Sartre, tueur honni ou couronné de l’humanisme et de l’histoire ? La réponse s’imposa à partir du Groupe d’information sur les prisons et du compagnonnage avec les maos : Foucault s’affirmait « gauchiste », plus tard pointé comme un des « irresponsables » responsables de la « pensée 68 ».
Alors que tout semblait clair, tout comme Surveiller et punir irrécusable, c’est brusquement que la querelle se déchaîna et que l’identité de Foucault se trouva en suspens, car la rumeur courut que le maître était devenu infidèle à lui-même. C’est l’affaire d’Iran qui mit tout le monde en alerte. Foucault soutint en effet la révolte de Téhéran, parla à cette occasion de « spiritualité politique », en écho déplaisant avec la révolution culturelle maoïste (ce n’était plus de saison). À la suite de « mauvaises » lectures (Lucien Febvre, Henri Corbin, Ernst Bloch), Foucault reconnaissait un potentiel subversif à des représentations religieuses : trahison d’un clerc se devant d’écraser l’infâme. Le comble, c’est qu’en l’occurrence, il s’agissait de l’islam. Toutefois, dans ce premier épisode, Foucault avait seulement déçu et déchu. On se contenta pour lors d’interroger les circonstances, les motifs et les mobiles conduisant à un tel faux pas aussi imprévu que fâcheux.
Ce qui mit vraiment la pensée de Foucault en débat jusqu’à provoquer la division des deux côtés, ce furent les deux cours du Collège de France de 1977-1978 et de 1978-1979, Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique1. Les télescopes et microscopes théoriques étaient alors braqués électivement sur un objet déclaré seul à la hauteur des enjeux de pensée du siècle : le goulag et la recherche de son père putatif. Foucault a désorienté car, au bout de son optique, surpris et contraint, c’est un autre objet qui s’impose à lui : ni Staline, ni Marx, c’est le libéralisme.
On n’a pas pris la mesure, donne-t-il à comprendre, de cette nouvelle rationalité politique (au premier chef, chez ceux qui s’en revendiquent), de sa nature comme de ses pièges. Foucault surprend d’autant plus que ce qui apparaît comme un « cours nouveau » est exactement contemporain de son retentissant article du Monde, « Inutile de se soulever ? », mise au point sur l’Iran et la « spiritualité politique », climax de son « islamo-gauchisme ». Les cartes semblent décidément se brouiller.
Comment Foucault en était-il arrivé à cette découverte ? Jusque-là, il ne s’était pas avisé que son concept de pouvoir disciplinaire et/ou normatif, le réduisant à une technologie, était trop court. C’était probablement le prix à payer pour se soustraire à la problématique envahissante de l’idéologie, mais Foucault se trouve forcé de constater qu’en réalité, on ne peut oublier qu’au bout du pouvoir, il y a un sujet, comme au bout du sujet, il y a un pouvoir. Et c’est ce rapport à soi et aux autres qui définit la rationalité politique moderne, la « trouvaille » du libéralisme.
Aussi bien est-ce à ce point que les difficultés commencent. En effet, ce passage des disciplines et des normes à la gouvernementalité libérale n’est pas sans entretenir un préoccupant et trouble rapport avec ce qui va s’imposer à Foucault comme thème essentiel : celui de la subjectivation, dominée par le souci de soi et le « dire-vrai ». Ce rapport à soi et aux autres, qui permet d’excéder la thèse coercitive en donnant naissance à un « gouverné », se révèle en même temps le lieu de toutes les équivoques.
Ce « malin génie » du libéralisme, arme du pouvoir comme du sujet, divise ce dernier entre exercice et épreuve. Il y a deux façons d’aborder en effet cette nouvelle rationalité politique et le choix de l’angle décide de tout. Si on n’y accède pas à partir d’un ébranlement, elle cesse d’être une épreuve et bascule dans la maîtrise. Il est nécessaire de la situer dans le contexte du « front » de Patočka et du « pouvoir des sans-pouvoir » de Havel pour lui donner son tranchant et éviter la fadeur du perfectionnement de soi des stoïciens, de Liu Shaoqi ou de Gary Becker. Tout au contraire, l’enjeu est de se déprendre d’un soi captif des « puissances du jour ». Les formules canoniques – l’art de gouverner soi et les autres comme de ne pas être trop gouverné –, dans leur supposée et fausse limpidité, abritent en fait autant de ces puissances. Le « ménage » des volontés peut s’inscrire au registre de l’essai comme à celui de la preuve de souveraineté, le soi peut s’efforcer de se déprendre comme de s’assurer, l’art trouver son ressort dans un « coup » risqué comme se couronner maître de l’univers.
C’est à ce point sensible qu’intervient le livre de Jean-Claude Monod. Si la plasticité de la nouvelle rationalité politique rend possible un troublant va-et-vient politico-théorique entre la stylisation de soi et le « devenir-entrepreneur de soi », comment ne pas se demander : que peut-on faire dès lors de et avec Foucault ? Il s’était voulu « artificier », boîte à outils : quelles ressources nous offre-t-il pour déjouer le piège de ce « malin génie » dont il nous avertit ?
« Notre perspective, indique l’auteur, s’inscrit donc partiellement en faux contre la perspective foucaldienne sur laquelle nous prenons par ailleurs appui. » À quoi tient ce « double rapport de reprise et distance » à l’égard de Foucault ? À ce que « Foucault n’a thématisé qu’une partie de l’art de ne pas être trop gouverné, en s’attachant au plan des luttes et des résistances d’une part, à l’articulation du gouvernement de soi et du gouvernement des autres, mais en délaissant le problème de la constitution d’une puissance collective et en abordant sous un angle presque toujours critique les efforts de réforme juridique et politique par le haut ». Monod ajoute fermement : « l’opposition entre la politique par le haut et la politique par le bas est elle-même simpliste ».
L’objection et l’inflexion données à la réflexion sont d’importance, car, si on peut refuser de s’engager dans la polémique Ewald/Defert, il n’en reste pas moins que Jean-Claude Monod touche juste en posant le problème de la puissance collective et de son absence chez Foucault. Peut-on en effet se contenter de la stylisation d’une vie ? Autrement dit, de Havel et de Patočka sans la Charte 77 ? Impossible de ne pas suivre les réticences de Jean-Claude Monod.
À cette reprise et à cette distance, l’économie du livre, qui pour une part rassemble des textes antérieurs, répond d’une certaine manière. Dans un premier temps, il s’agit d’analyser les « crises de gouvernementalité » en adoptant le lexique de Foucault et en reprenant la matière des cours au Collège de France où Foucault traite du néolibéralisme, marquant toutes les difficultés d’interprétation déjà évoquées propres aux textes des années 1978-1979 et où se chevauchent éthique, esthétique, gouvernementalité et biopouvoir. Occasion de rejeter les objections d’Agamben, plaidant au titre de ces difficultés théoriques pour l’Ingouvernable. Par ailleurs, Jean-Claude Monod relève que Foucault, dans Surveiller et punir, a trop légèrement estimé les réformes pénales reconduisant les Lumières aux disciplines et négligeant Beccaria. Il pointe encore un paradoxe de cette pensée en rappelant que Foucault « conduit à déplorer l’absence historique d’une révolution anti-pastorale, soutient de fait une révolution (Iran) située aux antipodes d’une telle orientation » et il se demande si on peut, comme le fait Foucault, « valoriser la révolte comme telle tout en mettant à distance l’idée de révolution ».
Dans la suite de son livre, Jean-Claude Monod parle en son nom propre et se tourne alors vers les problèmes et les ressources du jour. Des pratiques de toutes sortes ont surgi ces dernières années un peu partout (Gilets jaunes, occupation des places, pour faire vite), neuves ou revivifiant d’anciennes, qui sont autant de répliques à cette rationalité néolibérale que Foucault nous a aidés à reconnaître, car il a permis à la réflexion politico-théorique de s’émanciper de la problématique trop restreinte de l’État de droit. Elles présentent un trait commun : elles visent à contrer ce qui constitue la principale menace que fait peser le libéralisme, l’acosmisme, auquel Foucault n’apporte cette fois pas de réponse suffisante.
Animé d’un souci qui doit à Hannah Arendt, Jean-Claude Monod dégage la portée et la leçon politiques de ces mouvements : la volonté de reconquérir ou d’ouvrir des espaces publics, de ressusciter des agoras et des forums, de reprendre possession de la délibération de la décision, de reconstruire la dimension de l’inter-esse que la culture du « premier de cordée » s’acharne à détruire. Ce qui est alors découvert, c’est l’opposition inévitable du libéralisme et de la démocratie, celle de « l’entrepreneur de soi-même » et de l’action collective, institutionnelle ou non – et, ici, la réflexion croise la « démocratie sauvage » de Claude Lefort.
C’est encore la fidélité à Arendt qui permet de reconnaître une autre résistance, à un deuxième type d’acosmisme. Il s’agit de la revendication d’un séjour dans le monde, qu’il s’agisse de l’écologie ou plus généralement d’un point qui tient à cœur à l’auteur et qu’il relève à juste titre : celui de l’abus du monde, de cette appropriation privative à laquelle il oppose une intéressante politique de l’usufruit.
Au-delà d’Arendt, dans une orientation qui semble la contredire mais qui, en fait, rebat les cartes autrement, car les problèmes se posent différemment aujourd’hui, des mouvements redéfinissent les rapports privé-public. C’est ainsi que Jean-Claude Monod fait un sort particulier à cette mise en débat de l’allocation universelle. Foucault l’a regardée d’une manière trop optimiste (il y voyait surtout l’aspect novateur : la possibilité de sortir de la « métaphysique » du travail), en n’étant pas en effet suffisamment sensible à ses périls : « à l’objectif de réduction des inégalités et de plein emploi d’une politique redistributive, souligne l’auteur, le néolibéralisme substitue une politique qui ne vise que l’exclusion (en vérité, la simple exclusion de l’accès au marché) ».
Toutefois, Jean-Claude Monod, dans une démarche nuancée, est prêt à accorder à cette proposition un certain crédit : elle permet de rompre avec le privilège accordé aux seules formes d’activité tenues pour vraies en ménageant notamment « une reconnaissance symbolique et financière de l’activité non rémunérée (des femmes dites “au foyer”) et par là même les conditions de l’action politique se transforment tout comme le partage du public et du privé ». Et l’auteur conclut son examen de la contribution possible de Foucault à l’action politique de notre temps en formulant un jugement équilibré qui suggère bien les raisons justifiées d’une reprise et d’une mise à distance : « Plaisirs, affections, amours, amitiés, échanges de pensées, de savoirs, de savoir-faire et de créations : c’est là le versant lumineux d’un art d’être moins gouverné, qui vise non pas à isoler l’individu du monde, mais à lui permettre de déployer librement l’éventail de ses relations à autrui. »
L’art de ne pas trop être gouverné
Jean-Claude Monod
- 1.Voir Esprit, « Des sociétés ingouvernables ? », novembre 2005.