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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’envie, une passion tourmentée d'André Rauch

juin 2022

Après Paresse et Luxure (Armand Colin, 2013 et 2016), André Rauch poursuit son histoire systématique des péchés, des vices et autres coupables passions humaines avec L’Envie, une passion tourmentée, tourmentante même puisqu’elle n’apporte à celui qu’elle afflige que la frustration. Fidèle à sa méthode, l’historien en suit le cheminement sur la longue durée dans l’aire occidentale, puisant à diverses sources littéraires, picturales, audiovisuelles, pour en retracer le parcours singulier, des Pères de l’Église au cyberharcèlement contemporain. Saluons d’emblée le tour de force que représentent la maîtrise d’une masse impressionnante de sources extrêmement diverses et son exploitation d’une grande finesse, servie par une langue élégante. André Rauch s’appuie à la fois sur la littérature scientifique actuelle et sur ses propres lectures et interprétations d’œuvres dont le commentaire apporte toujours quelque chose à l’analyse. Le postulat qui sous-tend ce travail, comme les précédents, est double : d’une part, il est possible d’identifier un complexe relativement stable d’idées associées permettant de suivre dans le temps long une notion telle que celle-ci, tout en repérant des évolutions, voire des ruptures, dans les significations attachées à ces idées. D’autre part, loin de réduire l’analyse à une explication de type psychologique, il est possible de réinsérer les mécanismes décrits dans des logiques sociales qui permettent d’en faire une sorte de révélateur des enjeux qui se posent aux sociétés humaines à chaque époque.

Soit donc, au départ, un travers de la condition humaine auquel les Pères de l’Église attribuent une origine maligne au début de notre ère. Grégoire le Grand inscrit l’envie sur la liste des sept péchés capitaux à la fin du vie siècle. Cyprien de Carthage y voit une « teigne pour l’âme », une « pourriture pour les pensées », une « rouille rongeant le cœur », tandis que Basile de Césarée la qualifie de « bourreau domestique ». L’envie détourne de Dieu et de l’amour du prochain, perturbe les communautés et représente un danger pour la stabilité sociale. Passant par les sens, surtout la vue, elle s’infiltre dans l’âme, qu’elle corrompt irrémédiablement. Le Moyen Âge surtout illustre cet imaginaire des ravages de l’envie, montrant dans ses sculptures ou ses enluminures des corps et des visages tordus d’envie, des regards torves, des bouches pincées. Par analogie, lui sont associés un bestiaire (les reptiles, les charognards, entre autres animaux funestes), des couleurs tristes et fanées (le gris cendreux, des jaunes, verts ou rouges ternis), des châtiments infernaux (l’envieux est condamné à expier son péché dans une atmosphère glacée, un paysage désolé). La lecture des auteurs antiques enrichit ces représentations, avec en particulier celle de l’envie sous les traits d’une vieille femme qui dévore son propre cœur, représentation qui perdurera jusqu’au xviiie siècle sous forme d’allégorie.

Entre-temps, la Renaissance et les Temps modernes auront été le moment d’une rupture profonde dans la conception que l’on se fait de l’envie. Accompagnant le processus de sécularisation qui s’enclenche au moins dans les couches supérieures de la société, une réinterprétation apparaît progressivement qui fait de l’envie non plus un péché, mais un vice et bientôt une passion qu’il s’agit de dénoncer, mais plus encore de comprendre. Ce sont d’abord toutes les critiques, finement analysées par André Rauch, qui font de l’envie la perturbatrice des cours monarchiques dans les États en construction, dénoncent la « brigue » et révèlent surtout les changements en cours dans l’origine et la répartition des sources du pouvoir. Ce sont ensuite les interprétations qui, de Descartes à La Fontaine en passant par Molière et Racine, intègrent l’envie dans le système des humeurs et proposent une véritable physique des passions. En somme, « née du péché à l’encontre de Dieu, [l’envie] est devenue la passion qui détruit la société », que les philosophes étudient « non plus à la lumière des Écritures saintes ni des règles de la morale, mais à partir d’une lecture des expressions du visage et des mouvements du corps  ».

Une forme de réhabilitation de l’envie se fait jour au xviiie siècle. Une lecture libertine de cette passion en fait le synonyme de bon plaisir (ou son antonyme, comme chez Casanova), mais, surtout, la philosophie empiriste, sensualiste et utilitariste qui s’épanouit sous le climat des îles Britanniques y voit le moteur du progrès général : c’est parce que les hommes s’envient mutuellement leurs richesses qu’ils travaillent à en créer, tandis que l’austère vertu reste stérile. De Bernard de Mandeville à Adam Smith en passant par David Hume, André Rauch saisit là l’une des racines idéologiques du capitalisme et dessine une ligne de clivage au sein des Lumières : tandis que Voltaire et Montesquieu voient dans l’envie (avec des nuances) une « passion utile » au progrès, Rousseau et Kant la tiennent pour l’ennemie du genre humain et des valeurs nouvelles que sont le bonheur, la liberté et la justice. L’ère des révolutions politiques qui s’ouvre à la fin du siècle ne permet pas de trancher entre ces deux thèses. La démocratie et la république sont instaurées au nom de l’égalité et de la fraternité, censées supprimer les sources de l’envie, mais on peut aussi soutenir, comme le font nombre d’écrivains tout au long du xixe siècle, qu’elles l’alimentent, en exacerbant le besoin de distinction et de reconnaissance à mesure que sont abolies les hiérarchies traditionnelles. Il aurait été intéressant, à cet égard, de s’interroger davantage que ne le fait l’auteur sur l’émergence des idéologies socialiste et communiste en réponse au problème des inégalités, mais aussi sur les critiques de l’égalitarisme comme expression de l’envie sociale. La littérature d’anticipation, avec ses dystopies totalitaires visant à faire disparaître l’envie, parmi les maux prétendument attachés aux régimes de liberté, aurait pu constituer un intéressant prolongement.

André Rauch choisit plutôt de nous orienter vers la psychologie des profondeurs et d’explorer les « ténèbres de la conscience », en s’aidant de guides aussi perspicaces que Herman Melville, Marcel Proust, Friedrich Nietzsche ou Max Scheler. Parmi les meilleures pages du livre, on signalera le commentaire pénétrant du roman de Melville, Billy Budd, adapté pour l’opéra par Benjamin Britten, ou l’analyse du ressentiment selon Nietzsche. Pour l’historien, ces analyses permettent d’éclairer des mouvements sociaux de grande ampleur, en particulier la montée de l’antisémitisme à la fin du xixe siècle. La désignation d’un groupe bouc émissaire de tous les maux de la société, envié pour ses richesses supposées, est un ressort puissant du complotisme fin de siècle. À cet égard, le rapprochement que fait André Rauch avec l’islamophobie de notre temps n’est pas complètement convaincant. Les musulmans sont moins enviés qu’ils ne sont stigmatisés, en raison de « différences » qui les rendraient incapables de se fondre dans la communauté nationale. Plus généralement, c’est peut-être une vision à la fois un peu trop large et nominaliste de l’envie qui pose ici problème. Parle-t-on exactement de la même chose lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est envieux (de quelqu’un) et lorsqu’on dit qu’il a envie (de quelque chose) ? Dans le premier cas, il s’agit de jalousie ou de ressentiment ; dans le second, de désir ou de convoitise. De la même façon, le lien de parenté n’apparaît pas clairement entre les deux types d’envie qu’analyse André Rauch pour la période la plus récente, celle sur laquelle joue la propagande publicitaire, d’une part, et celle qu’excitent les réseaux sociaux, d’autre part, qui se muent en instrument de harcèlement. Peut-être faudrait-il réfléchir à une typologie des genres d’envie…

Champ Vallon, 2021
248 p. 24 €

Laurent Martin

Ancien élève de l'École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé d'histoire et docteur en histoire, Laurent Martin. Professeur à l'université Sorbonne Nouvelle depuis 2013. Son domaine de recherche est l'histoire culturelle du monde contemporain (histoire des médias, des censures, des politiques culturelles, des relations culturelles inter et transnationales).…

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La démocratie des communs

Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.