
Généraux, Gangsters et Jihadistes. Histoire de la contre-révolution arabe, de Jean-Pierre Filiu
« Les jihadistes sont les enfants des dictatures, pas des révolutions. »C’est avec ces mots de Kamel Daoud que Jean-Pierre Filiu introduit son dernier essai. L’historien y analyse l’action des dirigeants des régimes en place en Syrie, en Égypte, au Yémen et en Algérie en la réinscrivant dans une histoire longue, remontant jusqu’aux Mamelouks arabes, esclaves affranchis ayant gouverné en Égypte et en Syrie de 1260 à 1516. Ces derniers se caractérisaient par l’exercice d’un pouvoir absolu fondé sur des luttes de pouvoir internes permanentes, ainsi que par un rapport répressif à l’égard de populations auxquelles ils étaient étrangers. S’y ajoute aujourd’hui une légitimation cynique du pouvoir des Mamelouks modernes par le biais d’élections plébiscitaires qu’ils remportent généralement avec 98 ou 99 % des voix, fruit d’un travestissement des processus d’indépendance du xxe siècle. L’ancien diplomate démontre comment le concept d’État profond, né en Turquie dans les années 1990 et qui désigne la collusion entre une « police politique, le crime organisé et une justice dévoyée »et forme une « structure parallèle et occulte du pouvoir », est toujours à l’œuvre dans ces régimes fortement militarisés. Ces derniers disposent de services de renseignements généraux puissants, les moukhabarat, dont l’ennemi premier est l’opposition interne perçue comme une « cinquième colonne ». En effet, l’argument de la menace intérieure – à la charge souvent du sionisme ou de l’impérialisme occidental – sert de justification à l’oppression violente exercée par les armées contre le peuple. Ces dictateurs se perpétuent par un système de double-rente fortement internationalisée : rente liée au pétrole venant des pétromonarchies et « rente anti-terroriste »–la menace terroriste permet en effet des financements considérables dans un contexte de « guerres globales contre la terreur ». Or la représentation binaire qui en résulte tend complaisamment à réduire ces pays au choix de l’autoritarisme comme « moindre mal » ou à la capitulation devant le fléau du terrorisme ; c’est oublier que ces deux pans s’entretiennent et se nourrissent, en témoigne la politique du « pompier pyromane » menée par Bachar al-Assad. L’ouvrage se clôt par une note d’espoir – celle de « l’alternative tunisienne » puisque la Tunisie est l’exemple d’une transition institutionnelle relativement réussie après sa révolution de 2011 –, mais aussi par le constat de l’incapacité de ces régimes à assurer la sécurité minimale de leurs pays, mettant à mal les défenseurs d’une realpolitikqui semblent avoir oublié que la morale est encore la garante d’une diplomatie effective.